Taillefeu (2015)

(Je tiens à rappeler que cette nouvelle a été écrite au dos de 5 cartes postales, qui sont arrivées l’une après l’autre, d’où le découpage.)

Jour 26 de l’Aube astrale.

Nathaniel Taillefeu n’aimait pas le soleil. Six mois par an, tout allait bien : sa vie filait, coulait tranquillement au rythme d’un quotidien frais et gris juste ce qu’il faut. Mais les six autres mois, c’était l’enfer sur Terre. Au début il subissait, il fallait bien, se confortant de plus en plus à l’idée que ce n’était pas ce qu’il lui fallait. Mais plus il grandissait, plus il éprouvait le besoin de fuir.

Enfin, à sa majorité, il n’y tint plus : les six mois de gris achevés, il prit sa valise, et s’en fut.

Le nouveau bureau de l’émigration exploratoire l’attendait.

—*—

Jour 72 de l’Aube astrale.

La vision de la Tour qui s’enfonçait de plus en plus dans les nuages serra le coeur de Nathaniel. Cette Tour l’avait fait rêver toute sa jeunesse, alors même que sa mère le tirait par la main quand ils passaient à côté.

Et maintenant il la voyait de haut sous ses pieds, à travers le sol transparent de la navette, juste avant que le socle se referme pour passer l’atmosphère. Depuis que le Soleil avait commencé à brûler, les navettes n’avaient plus de fenêtres.

Nathaniel ne s’en plaignait pas : c’était un peu pour ça qu’il avait cédé à tous les caprices du bureau d’émigration après tout.

Loin du maudit soleil, enfin !

Il faisait pourtant chaud dans la cabine.

Trop chaud.

Lorsque de la fumée s’éleva d’une bouche d’aération, Nathaniel compris que quelque chose n’allait pas.

—*—

Jour 75 de l’Aube astrale.

Nathaniel Taillefeu enrageait. Tout ça pour rien. Il s’était plié à TOUT, avait accédé à TOUS leurs caprices, mais il était désormais cloué au sol, comme tous les autres passages de la navette EXP-612 en direction de la dernière Inconnue à coloniser. Tout était prêt, mais un stupide dérèglement de température avait tout fait capoter. Et l’émigration exploratoire, superstitieuse, ne renouvelait pas ses expéditions. Tous ceux dont les noms étaient déjà enregistrés ne voleraient plus jamais.

Au pied de la Tour, autrefois symbole de promesses, Nathaniel enterrait désormais ses rêves. Sous un soleil de plomb, lui broyait du noir. Puis il releva la tête.

Qu’à cela ne tienne. Il monterait sa propre expédition.

—*—

Jour 26 de l’Ere Astrale.

Les gens du village riaient, il le savait bien.

Ils le voyaient six mois par an, quand le soleil n’était plus là. Les six autres mois, personne ne savait ce qu’il devenait.

D’un coup, il disparaissait, et ne revenait que quand le soleil était caché. Chaque année, il semblait plus étrange, plus fou, plus blanc et plus musclé.

Et chaque année il achetait les objets les plus improbables avant de disparaître à nouveau. Du fil, une pelle, des conserves, des filtres, une pioche…

Les rumeurs allaient bon train, les enfants pointaient du doigt ou lui couraient après en l’appelant « homme-fantôme »…

Mais Nathaniel Taillefeu n’en avait cure : il continuait son manège.

—*—

Jour 3127 du Crépuscule astral.

« Maman, c’est qui le monsieur ? »

Petite Nora a six ans et n’a jamais vu le soleil. Les yeux écarquillés, elle observe l’immense statue à l’entrée des souterrains.

« C’est Maistre Taillefeu, Nora. C’est grâce à lui que nous n’avons pas brûlé quand la Tour s’est effondrée.

– Pourquoi il a un gros pic alors ?

– Parce qu’il a creusé les souterrains à la main. Tout le monde croyait qu’il était fou mais il nous a sauvés ! »

Nora sourit un peu en dévisageant le grand monsieur taillé dans la pierre.

« Maman pour mon anniversaire je veux un pic comme Maistre Taillefeu !

– Mais, oui, ma chérie. Viens, Papa nous attend pour manger. »

Nora reprit son trottinement derrière sa mère.

Nathaniel Taillefeu avait enfin eu sa revanche sur le soleil.