La Minute volatile

C’est une journée banale dans l’open space. Rien de bien glorieux, des murs blancs, des collègues bruyants, des lignes qui défilent devant mes yeux toute la journée, des coups de fil peu agréables de clients mal lunés… Ouais. Je ne vais pas faire semblant de vous décrire un travail passionnant ; clairement, mon job ne l’est pas. Une journée comme les autres, donc, et mes tâches commencent sévèrement à me lasser. Surtout ces appels incessants ; ras le bol de me faire engueuler en continu.

Alors que je commence à trouver le temps sérieusement long, je m’autorise à jeter un coup d’oeil à ma montre. 17h34 : largement l’heure de faire le nécessaire pour encourager le cliché du SAV jamais joignable. Je prends la décision de m’éloigner de cet appareil maudit et de ne plus y prêter attention pour pouvoir me concentrer sur mon bilan du jour.

Après m’être violemment coincé le bras dans un tiroir de paperasses et avoir âprement pesté contre leur système de fermeture automatique, je décide de laisser tomber les bilans et de faire d’abord un tour dans mes mails. C’est là que les choses commencent à dégénérer.

La secrétaire adjointe, dans un fabuleux élan d’abus de pouvoir – celui d’avoir la liste de toutes les adresses des gens de la boîte, parce qu’à côté de ça, elle n’en a pas des masses, de pouvoir – a envoyé à tous, toutes équipes confondues, toute hiérarchie oubliée, le même message.

“Les poulets nouveaux sont arrivés ! Piou piou piou, vous pouvez dès à présent pré-commander votre poulet, contactez vite votre chargée des volailles préférée !”

Il y a bien eu quelques affaires étranges dans la boîte, mais alors ça, c’est une première. Ricanant doucement, je commence à lui répondre de me mettre une douzaine de poulailles de côté, juste pour le plaisir de la voir arriver avec au boulot, mais je sens venir le coup fumeux et préfère abandonner cette absurde entreprise à mi-rédaction. Alors que je vais cliquer sur un autre mail non lu, la sonnerie du téléphone du SAV retentit. Ah, non ! J’ai dit que j’arrêtais de répondre. Tant pis, ils rappelleront demain.

Mais ce client-là semble tenace. Un rapide coup d’oeil à ma montre. 17h34. Mince, c’est tout ? Alors que le téléphone continue de sonner, je sens peser sur moi le regard accusateur de mes collègues. Un téléphone récalcitrant, dans l’open space, c’est vite pénible. A contrecoeur, je finis par décrocher. Pas que ça arrange le niveau sonore, mais au moins, ma voix est moins stridente que cette foutue sonnerie.

“Allô ?

– Bonjour, je voudrais faire livrer des fleurs, s’il vous plaît.

– Des… Ah, vous devez avoir fait un faux numéro, madame.

– Vous voulez dire que je ne suis pas chez La Fleur et la Mésange ?

– Non, vous êtes chez Lafleur Electroménager. Donc à moins que vous ne souhaitiez faire livrer des aspirateurs, je crains ne pas pouvoir vous aider.

– Ah, mince… Excusez-moi… Vous n’auriez pas un bon fleuriste à me conseiller ?”

La cliente au bout du fil a une voix aimable, et l’air réellement désolée. En temps normal, j’enverrais paître. Mais là, la question me prend tellement de court que j’en reste coi. Mon interlocutrice doit sentir mon hésitation :

“Oh, pardon… C’est une question un peu stupide mais… Il faudrait vraiment que je trouve une idée. J’ai une amie qui vient d’arriver en ville et elle dépérit, j’aurais voulu quelque chose qui lui rappelle sa campagne, j’ai peur qu’elle finisse par disjoncter, vous savez… C’est un choc pour elle, l’absence totale de verdure et de toutes ces choses pittoresques…

– Hé bien, vous pourriez lui envoyer euh… un poulet ?”

Mais qu’est-ce que je raconte, moi ?

“Ah… Un poulet, quelle idée formidable ! Vous savez où en trouver ? Vous en auriez en stock ?

– Je… Mais… Enfin, nous faisons de l’électroménager, madame. Les poulets, ce n’est pas notre rayon. Désolé.

– Mais pourquoi m’avoir parlé de poulets alors ? C’était pourtant une idée excellente…”

Mais oui, pourquoi j’ai parlé de poulets ? C’est ce stupide mail encore ouvert devant mes yeux, hein ! J’aurais pu proposer un cadre photo numérique à remplir d’images de campagnes, ou une télé flambant neuve pour regarder des émissions pastorales, mais non. Des poulets. Stupides volatiles. Comment me dépatouiller de ça maintenant ?

“Ecoutez, madame, je suis désolé, c’était une idée en l’air. Moi, je ne fais que le service après-vente des machines à laver ; vous devriez sans doute vous adresser à quelqu’un de plus compétent dans le domaine.

– Oh oui, bien sûr, je comprends. Merci quand même, monsieur. C’est une bien bonne idée que vous m’avez donnée. Passez une bonne fin de journée !”

Un peu estomaqué par la tournure des événements, je lui souhaite poliment de même au nom de la boîte, avant de raccrocher. Elle a été agréable, cette brave dame, un peu déphasée mais aimable, au fond. Ca m’a changé des autres et rafraîchi les idées. Je m’autorise un sourire, et un coup d’oeil à ma montre. 17h34, bien, la journée est bientôt finie, Dieu merci, il est grand temps de faire une pause après toutes ces émotions. Je me dirige vers la salle de repos pour prendre une cannette de soda bien méritée, mais alors que j’atteins le frigo, un bruit étrange attire mon attention. Comme…comme un caquètement ironique ?

Allons bon, voilà autre chose. On se moque de moi maintenant ? Ignorant l’importun, j’ouvre dignement le frigo. Et tombe nez à bec avec un volatile qui me regardait bêtement. Mais qui est le crétin qui a mis un poulet vivant dans le frigo ?

Alors que je commence à ouvrir la bouche pour m’indigner, la bestiole, que je croyais engourdie par le froid, se redresse d’un coup, et dans une formidable envolée de plumes, me file entre les jambes.

Je me lance à sa poursuite dans le couloir, j’arrive dans l’open space, mais impossible de le retrouver.

“Mais où est le poulet ?”

Mes collègues relèvent à nouveau la tête de leurs écrans et me regardent d’un oeil torve.

“Enfin, vous l’avez bien vu, non ? Une bestiole pareille, ça passe pas inaperçu quand…”

Je suis interrompu par un caquètement derrière moi.

“Là !”

Le volatile est juste là, derrière moi. Alors que je me tourne brutalement pour l’attraper, il se dérobe et se sauve. Aucun de mes collègues ne bouge. Pestant contre leur incapacité notoire (je comprends les plaintes de certains clients), je reprends ma poursuite, seul. Le poulet, malgré un sens de l’orientation clairement discutable, a toujours de l’avance sur moi. Il me fait courir à travers l’open space, évitant les bureaux de justesse, puis se précipite vers le couloir.

La fenêtre tout au bout est ouverte. Je vois venir le coup. Je me précipite en avant pour tenter de me saisir du tas de plumes caquetant avant son envol fatal, mais trop tard : la bestiole a déjà pris son élan… et elle disparaît dans un “cot-cot” moqueur. Je me penche à la fenêtre pour suivre sa chute du troisième étage suivie de son ramassage sur le bitume d’une ville trop grande pour un poulet fermier. Il semble lever la tête pour me lancer un regard narquois puis tente vaguement de becqueter le trottoir avant de faire immanquablement ce qu’on attend d’un poulet.

Il traverse la route.

Crissements de pneus, tête à queue. Heureusement, à cette heure-ci, il n’y a pas trop de monde. La voiture s’immobilise brutalement en travers de la route. La conductrice en sort, sans doute aussi sonnée que le poulet qui ne tient plus trop sur ses pattes. Je la vois marquer un bref temps d’arrêt, puis sauter sur la volaille, la ramasser et l’enfourner dans la voiture, avant de lever la tête vers la fenêtre d’où j’observe la scène. En me voyant, elle agite la main et m’articule un clair “Merci !” avant de remonter dans sa voiture et repartir.

Mais ? Cette voix ? C’était…

Sonné, je retourne à mon bureau, dépité. Mon manager m’attend, l’air franchement bougon.

“PLUMONT ! Vous avez fini de déranger l’open space ? La journée n’est pas finie, il est 17h34, il vous reste encore une demi-heure de travail. Allez, et plus vite que ça ! Vous avez de la chance, je viens de recevoir un coup de fil d’une cliente particulièrement satisfaite de vos services ! Je ne veux pas savoir ce que vous avez fait, mais elle a dit que c’était mieux que des fleurs. Vous avez des méthodes étranges, Plumont, prenez garde à vous.”

Le chef part, me laissant totalement perplexe face à mon écran. Ma boîte mail est encore ouverte, le message de la secrétaire adjointe me nargue. “Piou piou piou”… Je le supprime d’un clic rageur puis m’immerge dans une nouvelle tâche ingrate.

Enfin, je vois un premier collègue se lever et commencer à préparer ses affaires. Pour m’assurer que je ne me trompe pas, je jette un coup d’oeil à ma montre. 17h34 : largement l’heure de faire le nécessaire pour que cette journée ne dure pas plus longtemps. Après un bref regard circulaire, je prétexte une urgence, salue mes collègues, saisis ma veste et m’enfuis de cette boîte de fous.

Demain, dès l’aube, à 17h34, je démissionne.

 (Il faut que je fasse réparer cette montre.)