La Quête du sens
25 mars 2015Saint Pierre commençait à en avoir ras l’auréole. Ses sandales s’enfonçaient lourdement dans le sol duveteux comme il avançait vers la grande porte, un air furibard sur son visage sanctifié. On l’avait encore interrompu pendant sa pause. C’était un monde tout de même ! Une pause d’une journée par siècle et ils n’étaient même pas capable de se débrouiller tout seul pendant vingt-quatre heures.
Il arriva devant la foule d’anges qui s’amassaient devant la porte en discutant bruyamment, et prit une grande inspiration, sa voix tonnant pour couvrir le brouhaha ambiant.
« Bon ! Vous avez intérêt à avoir une bonne raison pour me faire me déplacer pendant ma pause, cette fois-ci. Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ?! »
Toutes les conversations cessèrent brusquement comme des visages inquiets se tournaient lentement vers lui. Ils n’avaient pas besoin d’être particulièrement futés pour comprendre que là, s’ils n’argumentaient pas bien, ils auraient un archange sur le dos (et pas n’importe lequel). Un ange de seconde classe fut poussé en avant, clairement malgré lui.
« Eh bien euh… Vous voyez, Patron…
– Si vous ne me dites pas ce qui se passe dans la minute, je vous envoie faire de la patrouille sur Terre pour les deux décennies à venir. »
La patrouille sur Terre. Le lot des sous-sous-sous-fifres, le pire des châtiments possibles, qui consistait à repérer les illuminés qui croyaient aux anges gardiens et à tout faire pour leur prouver qu’ils n’existaient pas (sans les tuer – c’était une sacrée galère). Il ne manquerait plus que les humains comptent sur eux pour régler leurs affaires ! Ils avaient déjà bien assez à faire avec leur société et la planète en général.
L’ange de seconde classe déglutit et afficha son air le plus contrit possible avant de pointer du doigt un homme sur le côté.
« Voyez-vous, Patron, j’étais en train de faire le ménage à la porte, quand ce mortel, ici… »
La tête de Saint Pierre suivit le mouvement de l’ange. Au bout du doigt, un homme resté si discret jusque là qu’il ne l’avait même pas remarqué. Il n’attendit pas la fin de la phrase.
« Un mortel ici ? Mais enfin, qu’est-ce que vous faites là ?! Vous êtes encore en vie ! »
Le mortel, un homme d’une trentaine d’années au visage rond et simple, semblait ailleurs. Super, un bon idiot du village, à croire qu’ils étaient abonnés à ce genre de neuneus, au paradis. Il devait toutefois avoir suffisamment de capacités cognitives pour réaliser que quelque chose se passait, car, comprenant soudainement que c’était à lui qu’on s’adressait, son visage s’éclaira et s’étira en un large sourire benêt.
« Bonjour, M’sieur Saint Pierre ! C’est un honneur de vous rencontrer. C’est sympa ici, mais la déco est un peu fade non ? Vous n’en avez jamais marre du blanc ? »
Saint Pierre sentit la moutarde lui monter au nez. Il se contint. Un mortel encore vivant aux portes du paradis, c’était suffisamment saugrenu pour qu’il lui laisse au moins une chance de s’expliquer. Mais fallait voir à pas exagérer, quand même.
« Dites donc, mortel. J’ai UNE pause tous les siècles, alors vous avez intérêt à me dire que vous n’êtes pas venu faire le bordel ici juste pour le plaisir de critiquer ma décoration d’intérieur ! D’abord, comment êtes-vous arrivés là ? »
Le visage de l’imbécile heureux s’éclaira un peu plus.
« Alors vous voyez, c’est rigolo que vous me demandiez ça, parce que c’est une longue histoire, figurez-vous… »
Oh non. Une histoire de mortel. Super.
Saint Pierre se mordit l’intérieur de la joue. Il n’écoutait déjà plus quand le crétin commença à se perdre en tergiversations. Pourquoi, mais pourquoi n’avait-il pas plutôt accepté ce poste d’assistant que Lucifer lui avait proposé ? Au moins, il aurait pu rôtir ce sombre imbécile, le jeter dans une cuve, enfin, quelque chose, n’importe quoi pour lui apprendre à interrompre sa pause sacrée.
« …et donc, je me demandais s’il ne serait pas possible de mettre un panneau quelque part qui l’indiquerait. »
Saint Pierre sortir de ses fulminations internes juste à temps pour entendre la dernière phrase. Face à lui, l’imbécile heureux ouvrait de grands yeux pleins d’espoir. Clairement, il attendait une réponse. Bon sang. De quoi parlait-il ?
« Bien. Un panneau donc. Pour indiquer… quoi ?
– Hé bien, mais le sens de la vie ! La dernière personne à qui j’en ai parlé m’a envoyé vers vous. Aux grands cieux, qu’elle a dit. Je ne me suis quand même pas encore trompé ? »
Saint Pierre se contenta de dévisager l’ahuri d’un oeil estomaqué. C’était qu’il avait l’air sérieux, en plus. Les autres anges, prudents, s’étaient dispersés pendant l’interminable monologue, pas suffisamment curieux pour prendre le risque de patrouiller sur Terre pendant des décennies. Il ne restait donc plus que lui, seul face à ce trouble-pause.
« Vous voulez donc que je vous aide à indiquer le sens de la vie avec un panneau indicateur, c’est ça ? Mais où voulez-vous qu’on l’installe ?
– Ben justement, c’est bien pour ça que je suis là ! Je n’en ai aucune idée, mais il faut faire quelque chose. Sur Terre, c’est un peu le bazar, vous savez, on est tous perdus et je crois vraiment qu’un panneau indicateur serait la solution parfaite. »
Dit comme ça, ça paraissait évident. Bien sûr. Penser à faire transférer une partie des dossiers des mortels encore en vie vers chez Lucifer. Ca leur apprendrait, avec leurs idées à la con.
Saint Pierre tenta de regagner un brin de dignité. Bon. Un panneau pour indiquer le sens de la vie. Trèèèès bien. Il n’allait pas être déçu, le bonhomme. Il fit mine de farfouiller derrière lui et ramassa un bout de poussière de nuage qui traînait (note mentale : envoyer l’ange chargé du nettoyage sur Terre un moment), puis lui tendit.
« Tenez, prenez ça. »
L’autre le recueillit de l’air le plus solennel possible, ce qui lui conféra un air encore plus stupide.
« Qu’est-ce que c’est ?
– Une graine. Plantez-la dans le sol, n’importe où, et il poussera un indicateur parfait pour votre problème. »
Le mortel haussa un sourcil.
« Dites… Faudrait voir à pas me prendre pour un demeuré, M’sieur Saint Pierre, j’ai quand même fait tout le chemin jusqu’ici et je sais bien que les panneaux indicateurs, ça pousse pas avec des graines…
– Cet indicateur-là, si ! Maintenant vous arrêtez de m’importuner avec vos questions futiles, vous rentrez chez vous, vous plantez la graine où vous voulez et vous ne vous avisez plus de revenir sans être mort avant ou je vous jure que je vous envoie direct faire un stage de quête de sens chez Lucifer ad mortem aeternam ! »
Une telle tirade eut son effet. L’autre fit profil bas.
« Bien, M’sieur Saint Pierre… Merci, M’sieur Saint Pierre. »
Le crétin s’en fut, tenant dans sa main la graine de poussière comme le plus précieux des trésors. Il rentra chez lui et fit comme Saint Pierre avait dit. L’archange surveilla, de haut, que tout se passât bien comme il l’avait prévu.
Au début, il n’y eut rien. Alors le benêt arrosa la graine, en en prenant grand soin. Et puis un jour, le miracle se produisit : il poussa d’abord une tige, puis un panneau, qui pointait vers le haut : « Sens de la vie ». Mais ce ne fut pas tout. La poussière de nuage, chargée de la colère de Saint Pierre, avait une fois arrosée repris sa forme nuageuse au-dessus du panneau, et avait formé un petit nuage d’orage, qui grondait en délivrant en permanence une pluie glaciale.
Saint Pierre se frotta les mains en observant la perplexité de l’homme. Voilà, il avait cherché à atteindre une chose qu’un simple et bête mortel ne pouvait comprendre, il avait eu sa réponse.
Et puis le crétin vieillit. Il vécut sa vie, sans oublier le nuage vers lequel pointait son sens de la vie. Et puis un jour…
« M’sieur Saint Pierre ! Vous vous rappelez de moi ? »
L’olibrius était mort. Formidable.
« Comment vous oublier. Alors, le sens de la vie ?
– Hé bien, votre message n’a pas été très clair, je l’avoue. Que le sens de la vie soit vers un nuage d’orage, ça m’a paru étrange quand même. J’ai mené ma vie, j’ai vécu des moments beaux, des moments difficiles, j’ai même eu des enfants ! Et là, j’ai compris : en fait, votre nuage, il indique que la vie suit un sens dangereux mais fascinant, toujours actif, comme un orage !
– Bien, super. Ravi d’avoir aidé. Par contre, désolé mon vieux, mais votre dossier n’est pas de notre juridiction. Va falloir aller vous adresser à Lucifer.
– Mais j’ai vécu une vie de…
– Veux pas le savoir. De toute façon, vous devriez être soulagé : la déco d’ici ne vous plaisait pas. Allez, bonne éternité et sans rancune, hein. »
Saint Pierre observa le crétin partir penaud avec satisfaction. Derrière lui, un ange de seconde classe osa pointer un bout d’aile.
« Excusez-moi, Patron, mais je n’ai pu m’empêcher d’entendre et… Le sens de la vie, un orage ?
– Ouais. Encore un demeuré qui n’a pas compris que s’il cherche le sens de la vie, il fallait qu’il commence par se prendre une douche froide. Je suis sûr que Lucifer saura lui apprendre. Maintenant, va donc faire deux décennies de patrouille sur Terre. Tu poses trop de questions.
– Mais…
– Trois décennies. »
L’ange n’insista pas et s’en alla la tête basse. Saint Pierre s’autorisa enfin à sourire largement, empli d’un sentiment de victoire mesquine, avant de se replonger dans ses dossiers. Ces sombres imbéciles y réfléchiraient peut-être à deux fois avant d’interrompre sa prochaine pause. Vivement qu’elle arrive, d’ailleurs.
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