Le trop beau côté du miroir

Il y a des jours, comme ça, où on se lève de bonne humeur. Aujourd’hui est un jour comme ça.

Croyez-moi ou pas, mais ce matin, j’ai ouvert les yeux, naturellement, fraiche comme un gardon, trois minutes avant la sonnerie du réveil. Prête à bondir. Et tout s’est enchaînée de la même manière. Je ne me suis pas brûlée avec mon café, ni avec l’eau de la douche, pourtant souvent instable dans ce nouvel appartement. Je ne me suis cogné le gros orteil à aucun carton, malgré la pagaille environnante, restes d’un déménagement encore un peu frais. Mes vêtements n’ont eu aucun faux pli, mes cheveux habituellement buisson d’épine, ont été d’une docilité surprenante, et je ne me suis pas arraché les yeux en mettant mes lentilles. Des jours pareils, c’est presque de l’ordre du miracle.

C’est donc armée d’un large sourire que je décide désormais de partir à la conquête de la ville, baignée par un soleil radieux : elle en a même oublié d’être grise pour l’occasion. Ce n’est pourtant ni mon anniversaire, ni Noël : il n’y a pas d’événement particulier qui pourrait justifier tant de volupté. J’ai mes obligations habituelles, me rendre à la bibliothèque, faire trois recherches, rédiger un bout de mémoire. Mais je compte bien profiter de la bonne humeur ambiante pour ce début de journée. Je ne vais pas m’enfermer tout de suite, le ciel est trop bleu au-dessus de moi et dans ma tête.

Je sors, oubliant d’oublier mes clefs sur la porte (ne riez pas ; cela m’est déjà arrivé beaucoup trop souvent en moins d’un mois de vie dans cet appartement, heureusement que j’ai des voisins de pallier extrêmement bienveillants). Je décide de longer le canal près duquel j’habite et qu’ils ont aménagé pour permettre des balades agréables aux promeneurs bucoliques – dont je fais aujourd’hui partie. Mes pensées vagabondent au rythme de mes pieds qui prennent un malin plaisir à se perdre dans cette ville que je ne connais encore pas trop bien. Partout, dans l’air, ça sent la pierre mouillée, l’herbe coupée, l’odeur du printemps qui se transforme petit à petit en été. Je marche ainsi quelques temps, profitant simplement de ce moment de quiétude, puis vais m’asseoir un moment au bord du canal pour me perdre dans la contemplation de l’eau qui file sous mes sandales.

« Dis, madame ? »

Je sursaute (pas trop fort, heureusement, sinon je serais tombée dans le canal !), tirée de ma torpeur bienheureuse par une petite voix fluette. Je me retourne. Une petite fille de cinq ans maximum, petit manteau rouge sur le dos, me regarde avec des yeux brillants. Je me redresse.

« Oui ?

– Tu es drôlement belle ! »

Je reste clouée, ébahie par cette déclaration si spontanée et naïve. La petite doit se dire que je n’ai pas compris ce qu’elle vient de dire, parce qu’elle surenchérit :

« Tes cheveux, avec le soleil dessus, on dirait comme un pot de miel, et moi j’aime bien le miel, alors je pense que tu es belle. »

Je balbutie un merci un peu éberlué, mais son attention de petite fille de 5 ans est détournée par un papillon qui passe à côté d’elle et après lequel elle se met à trottiner en chantonnant. Soudain, à côté de moi, une femme en robe grise passe en courant lourdement.

« Carmine ! Reviens ici tout de suite ! Tu vas tomber à l’eau si tu ne fais pas attention ! »

A la voix de celle qui semble être sa grand mère, ladite Carmine éclate d’un rire cristallin et part en courant, son manteau rouge flottant derrière elle. J’observe la scène un moment afin de m’assurer qu’aucun drame n’est sur le point d’arriver, puis me détourne, un sourire encore plus large qu’avant sur mes lèvres, puis me relève et repars le long du canal.

Le soleil commence à être caché par les nuages, mais ce n’est rien de grave : l’air est toujours doux et chaud, et la luminosité que le jeu de cache-cache de l’astre donne au ciel est magique. D’une fenêtre s’élève le son d’un joueur de pipeau qui s’entraîne. Je n’aimerais pas être sa voisine (il paraît que cet instrument ferait grincer des dents même à un rat), mais le son strident confère une atmosphère assez irréaliste à la ville. Soudain, je passe devant chez un fleuriste. Bon, si j’osais… Oh, et puis allez, cette journée est suffisamment exceptionnelle pour que je m’autorise ça. Et puis ce n’est pas comme s’il y avait réellement besoin de prétexte pour s’offrir des fleurs !

Je pousse donc d’une main ferme la porte du Haricot magique – fleuriste en herbe.

« Bonjour ! »

Le gérant relève la tête de l’immense plante en pot qu’il était en train d’arranger à côté du comptoir et me retourne mon salut enjoué. Il a des cheveux roux qui lui descendent juste au-dessus des épaules (assez carrées d’ailleurs), des jolis yeux noisette, et son visage constellé de taches de rousseur est orné d’un large sourire, ma foi charmeur. Le genre de jeune homme à qui, si son ramage se rapporte à son plumage, on proposerait bien volontiers un petit rencart à l’occasion.

Mais je me perds. La journée est bien trop parfaite pour la gâcher avec des préoccupations aussi hasardeuses ! J’expose donc mon envie : je passais devant sa boutique et j’ai eu envie de fleurs. Tout simplement. Il rit de ma spontanéité, me demande si j’ai une idée des fleurs que j’aimerais acheter.

« Bien, je choisirai donc pour vous. Des fleurs jaunes, ça ira bien avec vos boucles blondes !»

En deux temps trois mouvements, il me compose un bouquet de différentes fleurs du jaune pale au doré, avec trois brins de verdure ici et là. Je le remercie dix fois, règle le bouquet, récupère deux ou trois cartes du magasin (au cas où j’en perdrais une), et ressors de la boutique avec une mine encore plus rayonnante que lorsque j’y suis entrée, si c’est possible. Bon sang ! Si c’est toujours lui derrière le comptoir, j’aurai sans doute envie de fleurs plus souvent. Un sourire franchement niais sur les lèvres, je reprends mon chemin, bouquet à la main. Le ciel est bien couvert maintenant, mais qu’importe ! Le jaune des fleurs que je tiens précieusement contrebalance la disparition du soleil.

Je vadrouille encore un peu dans le quartier, prends petit à petit mes marques, puis décide de rentrer mettre mes fleurs dans de l’eau avant d’aller travailler à la bibliothèque. Je reprends donc le chemin qui longe le canal, mais les première gouttes se mettent à tomber. C’est une pluie à grosses gouttes, pas si froide étant donné la saison, mais suffisamment vicieuse pour que l’eau s’infiltre partout. J’abandonne l’idée d’atteindre mon chez-moi sous cette averse. Je me mets à courir pour finir par entrer, trempée, dans la première boutique ouverte qui passe. La Librairie de Monsieur Troisource, indique l’enseigne. Une librairie, j’aurais pu tomber sur pire !

«Bonjour !»

Seul le silence me répond. La boutique est déserte. Les rayonnages sont immenses, couverts de livres épais à la couverture reliée. Mais c’est un paradis, ici ! Je commence à vadrouiller dans les rayons, quand…

« Hé, pssst, hé ! »

Je sursaute. J’aurais juré avoir entendu quelqu’un.

« Oui, toi là, Madame aux boucles d’or ! »

Derrière une étagère, un homme particulièrement petit me regarde avec un oeil un peu torve. Je préfère ne pas trop m’approcher, prudente. Il a vraiment l’air suspect.

« Je sais pas ce que tu fais là, ma belle, mais prends garde. Papa Troisource, il fait pas de cadeau. T’as intérêt à tenir ta langue si on te pose des questions, ou je donne pas cher de ton scalp blond. »

Mais enfin, qu’est-ce qu’il raconte, ce malade ? J’ouvre la bouche pour poser une question, complètement décontenancée, mais il m’interrompt dans mon élan.

« Bon m’enfin, j’te conseille ce rayon-là, ma belle. C’est du vrai miel, de la bonne quoi !»

Il pointe le doigt vers un coin du magasin et je suis le mouvement des yeux : un rayonnage complet de livres à la tranche dorée. Le temps que je me tourne à nouveau vers lui, il a disparu. Allons bon…

Faute de mieux, et comme il pleut toujours, je traîne du côté des livres dorés. Je passe un moment à observer les tranches, hésitante. Finalement, je tombe sur un bouquin plus gros que les autres, intitulé Repas de famille, qui, j’ignore pourquoi, me parait plus tentant que les autres. Je jette mon dévolu sur lui, vérifie si la pluie est bien en train de se calmer, puis vais payer.

A la caisse, le libraire a reparu. Un solide gaillard à l’air pas commode, deux fois plus large que moi et pas loin d’être deux fois plus haut. Je le salue, il me toise sans rien dire. Super. Je lui tends mon livre, il me jette un regard franchement suspicieux, mais encaisse mon achat sans désserrer les dents. Je sors, un peu déboussolée, en me demandant dans quelle maison de fous j’ai mis les pieds. Je note bien l’adresse : cette fois-ci, hors de question que j’y revienne !

Dehors, la pluie a cessé. Je fais le trajet jusque chez moi, mes fleurs dans une main et mon livre dans l’autre, sans trop savoir que penser de cette journée. Mais le soleil finit par repointer le bout de son nez et me refixe un sourire bête sur le visage – surtout que chaque fois que mes yeux se posent sur les fleurs, je repense au joli vendeur. Ah !

Je rentre chez moi, non sans avoir retourné mon sac pour retrouver mes clés. Vous avez remarqué cette tendance qu’ont les clés à toujours être au fond du sac ? Pourtant, je prends toujours garde à les poser sur le dessus, mais non, à chaque fois que j’en ai besoin, il faut tout vider. Et il y en a des choses, dans mon sac !

Je finis par réussir à atteindre mon salon encore un peu encartonné, où je dépose mes achats. Je vais mettre les fleurs dans un vase, prends garde à les mettre bien en vue sur ma table, puis me prépare un thé.

Quelle matinée de fous. Installée dans mon canapé flambant neuf, je décide de donner une chance à ce nouveau livre. Thé à la main, je me saisis donc du gros volume… Hazel et miel. Ca alors, j’aurais juré que le titre était… Non, j’ai dû me tromper. Je l’ouvre donc, et me renverse le contenu de ma tasse dessus, de surprise.

En plus du délicieux jus de feuilles qui constitue la base de mon alimentation, et qui s’étale en tache sur ma jupe, un gâteau se trouve désormais, renversé sur mes genoux. Je n’y comprends plus rien. Je reprends le livre, que j’ai lâché à terre : une boîte joliment camouflée… Et son contenu, à l’odeur, une patisserie à la noisette et au miel.

Franchement décontenancée, je ne sais pas trop quoi faire de mon nouvel achat. Si le résumé me plaisait bien, le contenu me laisse plus que perplexe, malgré son odeur extraordinaire. Mais je n’ai pas vraiment le temps de me poser de question : on frappe à la porte. Je m’empresse de poser le gâteau sur la table avant d’aller ouvrir, pestant contre ma maladresse et ma jupe mouillée, pleine de miette, qui ne présente plus très bien.

“Rebonjour jolie dame !”

Une petite voix fluette : devant moi, la petite de tout à l’heure. Mais enfin, qu’est-ce qu’elle fait là ?

“ Tu es… Carmine, c’est ça ?

– Oui, moi je suis Carmine, et toi tu es Madame miel ! Je suis venue te voir parce qu’il faut que je te cause ! ”

Elle s’impose et entre, s’installe sur le canapé, pendant que je commence à paniquer : une petite fille s’invite chez moi, je ne sais pas où sont ses parents, et j’ai peur d’avoir de sérieux problèmes si on la retrouve ici. C’est que je ne voudrais pas être accusée de kidnapping, moi !

Je me rassure en me disant que sa grand mère viendrait vite la chercher, ou qu’au besoin, je savais à quoi elle ressemblait, je pourrais peut-être la retrouver facilement, elle ne devait pas être si loin que ça.

J’aimerais juste comprendre comment cette petite m’a retrouvée, et ce qu’elle fiche ici.

Un peu perdue, je la vois observer le gâteau avec intérêt.

«Tiens Carmine, tu m’avais dit que tu aimais bien le miel, toi, non ?

– Ma grand-mère m’a dit de ne rien accepter des inconnus, on ne sait jamais quel loup peut rôder !

-Mais enfin, c’est toi qui es venue chezmoi !

– Ah oui… Alors je peux…”

Elle tend la main vers le gâteau, prête à se laisser tenter, puis se ravise. Ses grands yeux sont tout écarquillés quand elle se tourne vers moi :

“Ah ! Non ! Ce gâteau est dangereux, madame miel ! Moi je suis là pour te causer !»

Et ça, pour causer, elle cause ! Elle me raconte mille élucubrations à propos de la librairie où je suis entrée m’abriter, elle me parle de trafic de miel et de la mafia Troisource, elle me met en garde, et moi je n’y comprends rien.

“ Madame miel, tu as volé le repas de Papa Ours. Il va te pourchasser et c’est dangereux et tu peux mourir !Alors il faut que tu te caches ! Je sais où on peut aller, viens, suis-moi !”

Elle attrape ma main et me tire dans ma chambre. Le miroir plaqué sur la porte, pas encore fixé, me renvoie l’image absurde d’une petite en manteau rouge pressant une jeune femme aux boucles blondes.

“Tiens ! Entre là-dedans ! Tu seras bien cachée.

– Mais, enfin…”

Elle me pointe le miroir. Je ne comprends pas.

“Allez ! Mets ta main !”

Je passe ma main et sursaute violemment. Elle a traversé le miroir, comme si c’était de l’eau, et la surface devient trouble. De l’autre côté…

Une minute. Je traverse un miroir.

On ne traverse pas les miroirs.

Le seul endroit où on peut traverser les miroirs, c’est…

…ah tiens, oui. Il y a des jours, comme ça, où on se lève de bonne humeur. Aujourd’hui a failli être un jour comme ça. Et puis ensuite mon réveil a sonné.

Le ciel est gris, la motivation m’a quittée dès le moment où j’ai ouvert les yeux. Le livre que je lisais hier soir est tombé à côté de moi, encore ouvert sur le sol. J’ai abandonné l’idée de brosser ma tignasse hirsute, mes boucles blondes s’étalant en rayons de soleil ivres autour de ma tête. Les yeux rouges de sommeil, je prends un café, me brûle.

Je crois que je vais aller m’acheter des fleurs avant d’aller travailler à la bibliothèque. Mais quelle idée j’ai eue de vouloir faire un mémoire sur les contes.