Pour l’amour d’une mer
29 octobre 2015Des tresses sombres en cascade sur un tissu coloré.
Rageusement, Carla taillait dans le tas. Empoignant mèche brune après mèche brune, elle coupait sans même prendre la peine de défaire la coiffure sophistiquée qui avait pris tant de temps à sa mère le matin-même.
Sa mère, tiens. Pour sûr qu’elle hurlerait, la mégère, si elle voyait ce que sa fille était en train de faire… De toute façon, à l’heure qu’il était, elle devait bien déjà être en train de hurler, vu la situation. Mais c’était le cadet des soucis de Carla à l’instant présent.
Quand elle pensait à ce que cette vieille peau avait essayé de faire, elle avait envie de lui arracher les yeux. Elle avait tenté de la marier. LA MARIER.
Et tout ça, bien sûr, « c’était pour son bien ». Parce que c’était comme ça que les gens bien faisaient, qu’elle ne voulait que le bien de sa fille, ceci cela.
Du fond de la ruelle où elle avait trouvé refuge après s’être enfuie du mariage, Carla broyait du noir. Le reflet dans la vitre du bâtiment délabré à côté d’elle lui renvoyait l’image d’une fille aux yeux trop rouges d’avoir pleuré et à la coiffure massacrée. Parfaite, cette coupe. C’était exactement ce qu’elle voulait. Qu’elle essaie seulement de lui trouver un prétendant, comme ça, la vieille.
Elle aurait dû le voir venir, les préparatifs étaient trop importants pour être honnêtes. Mais elle connaissait sa mère, tout dans le superficiel, alors ça ne l’avait pas tant surprise que tout doive être parfait, même pour un événement mineur…
Carla s’attaqua ensuite aux vêtements. Des lourds et riches vêtements à moitié déchirés par la fuite et par l’accrochage qu’elle avait eu avec des hommes éméchés dans les ruelles. Le quartier craignait, mais au moins personne ne viendrait la chercher ici.
Il n’y avait plus grand chose à faire pour achever de défigurer la robe trop ostentatoire que sa mère avait voulu lui faire porter « pour le mariage de sa cousine ». En quelques coups de couteau bien placés, Carla détendit le corsage, raccourcit la jupe. Voilà, une vraie souillon, un peu garçon manqué sans doute. Beaucoup plus à l’image de ce qu’elle était au fond d’elle. Une fille de la rue. Sa propre mère ne l’aurait pas reconnue.
Sa cousine, tu parles. La mégère avait bien monté son coup. C’était de son propre mariage qu’il s’agissait et elle avait été la dernière au courant. Comment sa mère avait-elle pu imaginer un seul instant qu’elle se laisserait faire ? Ça la dépassait.
Dans un soupir, Carla referma son précieux couteau, cadeau de son frère parti pour d’autres horizons quelques années plus tôt. Son bien le plus cher. Elle le rangea avec précaution à sa place habituelle, là où personne n’irait le chercher, en se félicitant d’avoir su le garder dans sa jarretière malgré l’accoutrement dont on l’avait affublée. Carla se réarrangea un peu. Si débraillée qu’elle fût, l’image que lui renvoyait son miroir improvisé lui plaisait. Elle fronça un peu les sourcils, prit une attitude sévère, et s’aperçut que grâce aux quelques hématomes qu’elle avait récoltés dans son combat quelques minutes plus tôt et à son air dégingandé, elle avait presque plus l’air d’une dure à cuire que d’une femme battue. Sous ses vêtements riches, elle avait une carrure frêle ; mais exposée ainsi, son corps montrait qu’elle avait appris à se battre. Encore un enseignement de son frère. Elle pouvait enfin sortir de sa cachette.
L’allure fière et assurée, elle quitta la ruelle sombre pour se retrouver sur les docks. Plusieurs navires étaient amarrés, mais un seul l’intéressait vraiment. Elle l’avait repéré dès son arrivée au port, il y avait de cela quelques jours, lors de ses balades sur les quais. Ce n’était pas un endroit pour une femme de son standing, bien sûr : chaque balade était faite en catimini, à l’insu de sa mère.
(La vieille peau. Carla ne digérait pas le traitement qu’elle lui avait infligé.)
Face à la coque sombre et glorieuse, elle se redressa et tâcha de prendre sa voix la plus grave, la plus posée, en s’adressant à celui qui gardait le navire.
« Oh, matelot ! Où est ton capitaine ? »
Le gars tressaillit, surpris de se faire haranguer ainsi, et sans doute l’esprit un peu embrumé par la bouteille d’alcool qu’il gardait à côté de lui. Il balbutia un peu avant de pointer la taverne. Puis il se reprit et considéra la jeune fille en face de lui avec une lueur d’amusement mauvais dans le regard:
« Mais d’abord, t’es qui toi, pour m’causer comme ça ? Tu lui veux quoi au capitaine ? Tu crois qu’il va vouloir écouter une gamine ? »
Carla fronça un peu plus les sourcils. Son arcade commençait à la tirailler, mais elle n’en démordrait pas.
« Mon nom est Carla et je veux être une pirate. »
Son ton était toujours posé, un peu froid même, mais le matelot ouvrit de grands yeux et se laissa aller à un grand éclat de rire qui ne dura pas longtemps. Le rire mourut dans sa gorge lorsqu’un couteau la traversa et ses yeux resteraient écarquillés à jamais.
Si la mère ne parlait jamais de son frère, ce n’était pas pour rien. Ses « nouveaux horizons » qu’il recherchait n’étaient pas dignes d’un jeune homme de bonne famille, ou même d’un simple et honnête homme. C’était lui qui avait tout appris à Carla, lui qui avait distillé cette soif d’aventure, et maintenant, elle allait le retrouver. Lorsque la vieille avait tenté de la conduire à l’autel, la décision était toute prise : entre mère et mer, le choix était vite fait.
Carla récupéra son couteau dans la gorge de celui qui avait osé rire d’elle et le nettoya amoureusement avant de le ranger. Se dirigeant à grands pas vers la taverne, le dos droit et l’allure fière, elle prépara mentalement son discours au capitaine. Pour sûr qu’il rirait en la voyant. Pour sûr qu’il tempêterait en apprenant le sort de son marin.
Et pour sûr qu’il la prendrait à bord : après tout, elle s’était assurée qu’il manque une personne à son équipage.
Armée de son couteau, de sa fougue et de sa hargne, Carla fit ses adieux à cette ville maudite et remercia sa mère de les avoir si bien éduqués son frère et elle. Le sourire cérémonieux qu’on lui avait imposé d’afficher dès son plus jeune âge ne serait que plus terrifiant sur le visage d’une pirate en route pour les îles de nouveaux horizons.
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