Le poids de la commande

« Chaton, tu ne peux pas exiger des choses pareilles, enfin. Tu vas nous mettre sur la paille. »

Félix ronchonnait. Il en avait ras le bonnet, le chaton. Elle trouvait peut-être ce surnom drôle, mais pas lui. Si seulement elle pouvait ravaler ce fichu ton condescendant et accepter de l’écouter, rien qu’un peu !

Il ne lui demandait pas grand-chose pourtant : juste de réparer trois marches dans l’escalier. Pas de chance, c’étaient les centrales. Pour l’instant, il restait une petite planche qui tenait encore à peu près par il ne savait quel miracle, et il pouvait aller chercher les commandes dans les stocks à l’étage. Mais c’était bien parce qu’il n’était pas trop lourd : comme un funambule, il longeait la planche en tentant de se faire le plus léger possible, avant de devoir faire le chemin inverse avec les bras cette fois-ci chargés de colis.

Face à ce nouvel échec diplomatique, il abandonna et rejoignit ses compagnons de galère dans l’atelier pour leur faire part de son désarroi : même lui, délégué du personnel, ne pouvait se faire entendre de la patronne.

« Bon, les gars, on retourne au boulot. Je continue à gérer les stocks. Un jour ça finira par retomber sur la trogne des patrons, mais on n’y peut rien. »

Félix se remit au travail en chœur avec ses acolytes. Dehors, la neige tombait. Fichue période de l’année.

Et les gens de l’extérieur qui n’en finissaient plus de dithyrambes sur le patron et la patronne ! Il les entendait chanter leurs louanges, régulièrement. S’ils savaient !

Le jours des livraisons approchait, et la cadence de travail accélérait ; tant et si bien que bientôt, Félix seul ne suffit plus à gérer le stock. Il fallait vraiment réparer les escaliers, car ils y montaient désormais à plusieurs.

« Félix, chaton… »

Entre son nom et ses oreilles pointues, le surnom avait été tout trouvé dès son embauche. Une fois de plus, il ravala son agacement et attendit la réponse qu’il devinait déplaisante.

« …tu sais bien que l’entreprise a du mal à tourner. Ils préfèrent tous se tourner vers les marchands de pommes, le marché des fenêtres, ou les entreprises de plomberie. On ne peut pas se permettre de dépenses supplémentaires ! »

Félix ronchonna et continua à jouer aux funambules. Ses collègues apprirent à le faire aussi.

Enfin, le jour des livraisons arriva. Pourtant, au moment où les colis allaient partir, le patron se planta devant eux, furieux.

Tous les travailleurs se firent encore plus petits qu’ils ne l’étaient déjà. Le patron était tout rouge et sa voix portait bien : il était d’autant plus impressionnant que ses employés ne le voyaient guère plus d’une fois l’an. Il gérait tout de loin, d’une main d’un maître qui avait tenu son entreprise pour des décennies, peut-être même plus, sans jamais faillir.

« Oh ! Qu’est-ce que c’est que ce boulot ?! Il manque la moitié de la commande ! On ne peut vraiment pas compter sur vous, bande d’incapables ! Nous allons finir par faire faillite pour de bon ! »

Félix vit la catastrophe arriver sans avoir le temps de réagir. Le patron avait déjà pris son élan pour monter chercher dans les stocks. La fragile planche, ultime résistante d’un escalier qui se mourait depuis des mois, ploya sous le poids du gros bonhomme qui devait bien être dix fois plus lourd qu’un de ses employés au moins, puis céda dans un craquement lugubre.

Sous les yeux terrorisés des lutins et d’une mère Noël désemparé, le père Noël s’enfonça en vociférant et se retrouva coincé dans les décombres de son propre escalier.

Le pire était arrivé : la distribution de Noël allait devoir être reportée.

(Avez-vous repéré les trois mots-contraintes ? Il s’agissait de « chaton », « funambule » et « dithyrambe » !)