Notre-Dame des Hauteurs (2009)

Rares sont les églises qui portent si bien leur nom.
Mais Notre-Dame des Hauteurs n’était pas une église ; rien qu’une simple chapelle. Simple, mais robuste, pour rester droite à l’endroit où elle se trouvait.

Tous la connaissaient. Tous l’aimaient, mais de loin. Rares étaient ceux qui s’aventuraient jusqu’à elle. Car pour l’atteindre, il fallait monter, monter, monter durant des jours et des nuits. On parlait de choses étranges qui s’y passaient, des prétendus miracles pour qui s’y rendait, qui parvenait à l’atteindre…
En vérité, sa construction-même semblait ne pouvoir qu’être l’issue d’un miracle. Comment le Seigneur avait-il pu se trouver un édifice si haut, si loin, dans un lieu si inaccessible ; qui était parvenu à bâtir ces murs, à monter si haut cette statue d’or qui surplombait toute la vallée ?

Personne ne se souvenait de l’époque de sa construction. D’aussi loin qu’on remontait, c’était comme si tous l’avaient toujours connue. Elle avait toujours été là, si haut, si loin, et elle veillait sur eux.
Bien entendu, cela intriguait les gens, les attirait. Mais la Dame n’était pas commode, et la pente robuste. Les miracles ne se produisaient pas souvent ; ou, s’ils se produisaient, personne ne revenait les proclamer.
Rares étaient ceux qui, partant en expédition pour aller saluer la Dame, aller la prier, lui soumettre leurs requêtes, en revenaient vraiment. Peut-être restaient-ils là-bas… ou alors la hauteur avait-elle raison d’eux.
Jamais on n’avait lancé de recherches. Jamais on n’avait osé. La Dame avait ses secrets, que les habitants se gardaient bien de chercher à découvrir, par crainte de ses représailles.

Et pourtant, certains cherchaient toujours à l’atteindre.
Et parmi eux, il y avait elle.

Elle, elle venait de loin. Personne ne savait vraiment d’où, à vrai dire. Un peu comme la Dame, elle était arrivée un jour et s’était tant et si bien imposée que tous la connaissaient, mais personne ne savait ses origines. Même pas elle, d’ailleurs.
Elle, elle était curieuse. Curieuse et perpétuellement rongée par les doutes. Comme Saint Thomas, elle ne croyait que ce qu’elle voyait. D’ailleurs, elle n’était pas croyante.
Elle, elle n’avait rien à perdre ; et personne ne la perdrait non plus. Alors, sa curiosité prenant le dessus, elle se mit en route.

Lorsqu’elle partit, les gens la regardèrent, de loin. Elle disparaitrait comme elle était apparue ; personne ne s’apercevrait de rien.
Tout au long du chemin, elle salua les personnes et les paysages qu’elle croisa, ses yeux éternellement souriants, pour masquer tout ce néant intérieur, tout ce qu’elle ne savait pas d’elle et que personne ne serait jamais en mesure de lui apprendre.
Arrivée au pied de la falaise, elle leva la tête. Oui, l’ascension était rude ; mais elle voulait le faire. Elle ne savait même pas pourquoi. Elle devait le faire, voilà tout, c’était en elle, ça l’appelait. Elle y avait déjà mûrement réfléchi.

Elle prit une grande inspiration, puis commença à monter. C’était dur, mais elle le fit. Elle parvint à se hisser, pestant contre ses habits peu adaptés, contre ce manteau long qu’elle ne put se résoudre à enlever. Elle ne se souvenait même plus d’où il venait, mais quelque chose en elle ne cessait de lui rappeler qu’il était important.
Malgré ces entraves, elle continua à grimper, infatigable. C’était comme s’il n’y avait que cela qu’elle pouvait, qu’elle devait faire. Quelque chose l’appelait en haut ; elle avait rendez-vous.

Et enfin, elle arriva face à l’édifice. Il était beaucoup plus grand qu’il n’en paraissait en bas. Au contraire, la statue d’or, elle qui semblait dominer toute la vallée, ne faisait que la taille d’une femme, et une petite encore.

Elle hésita à entrer dans la chapelle -était-ce une chapelle en vérité ? Peut-être était-ce bien une église, au fond. Peut-être même une basilique ? Elle était si imposante vue de près…
Elle n’entra pas. Elle n’était pas là pour ça, se moquait bien de savoir si oui ou non des gens habitaient là-dedans. Il n’y avait qu’une personne avec qui elle avait rendez-vous : la Dame l’attendait.
Elle leva à nouveau la tête pour l’observer, scintillante sous le soleil de la fin du jour, pas si grande, mais à l’air importante, terriblement importante, à l’aura à la fois inquiétante et rassurante. Un oxymore de pierre et d’or…
Elle prit une nouvelle inspiration, et posa ses mains sur la paroi. Froid, dur… La roche n’était pas infaillible, ses aspérités la guidèrent.
A nouveau, elle lutta contre ses entraves. A nouveau, elle atteignit le sommet.
Enfin, elle put l’admirer de près.

Quel artiste était parvenu à réaliser un tel chef d’oeuvre ?
Des larmes dans ses yeux, un sourire triste. Le visage le plus bienveillant qui soit, et pourtant désespéré, si désespéré que c’en était douloureux.
C’était comme si elle se trouvait face à un miroir doré…

Sa main rencontra celle d’or, parcourut la paume, remonta le long du bras. Prise par le réalisme, elle se surprit à se demander pourquoi le tissu sculpté ne glissait pas sous ses doigts. Elle caressa délicatement les cheveux étincellants, puis ce visage si pur, si triste, si douloureux. Elle voulut effacer les larmes d’or, mais elles restèrent accrochées aux joues glacées.
Une telle détresse, pour une statue, une telle merveille, une telle pureté.

Elle s’approcha encore plus. Se colla contre la statue. Elle qui cherchait à éviter le contact, elle se retrouvait dans les bras d’une femme de pierre. Mais pas n’importe quelle femme.
Elle ferma les yeux et étreignit la statue. Elle s’accrocha à elle, comme une naufragée à sa bouée, comme un enfant quittant sa mère pour la première fois.
Elle savait pourquoi elle était montée. Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Désormais, il fallait un adieu…
Elle se mit sur la pointe des pieds ; son manteau long frôla la robe de pierre.
Elle posa ses lèvres sur celles glacées de la statue.

Hérétiques, auraient-ils crié en bas, si tant est qu’il y eût quelqu’un en bas. Mais il n’y avait qu’elle sur ce toit, elle et cette soeur de pierre, ce miroir doré, celle qu’elle ne voulait plus quitter…
Celle qu’il lui fallait quitter.

Son adieu était fait. Elle s’écarta doucement du visage impassible, porteur de larmes qui ne cesseraient jamais de couler.

Tenant toujours la main de la statue, elle se retourna pour admirer la vallée, si loin en contrebas. Comme tout paraissait si petit… Et pourtant, elle ne se sentait pas elle-même plus grande.
Son manteau long frôla le pied de la statue. Elle lâcha sa main… et avanca le pied.
Alors elle prit son envol… Et puis le noir.

Les gens en bas n’en surent jamais rien. Elle avait disparu comme elle était arrivée, et eux avaient continué leur vie.
Mais aux Hauteurs, les gens qui vivaient dans l’Eglise, ceux qui n’étaient jamais redescendus, ils surent. La Dame n’accordait ses miracles qu’à ceux qu’elle aimait réellement.

Elle avait sauté dans le vide, s’était évanouie en tombant. Mais sa chute avait été stoppée.
Son manteau avait été retenu, avait tenu, sans se déchirer, jusqu’à ce qu’ils sortent et viennent la décrocher, jusqu’à ce qu’ils l’allongent et qu’elle se réveille.
Tous avaient été témoin mais tous étaient tenus au silence. C’était là la vie qu’ils avaient choisie : rester au plus proche de la Dame et la servir, en respectant ses secrets, même les plus étranges…
Tous savaient ce qu’ils avaient vu réellement. Mais tout cela dépassait tellement l’entendement qu’ils préféraient ne plus savoir.

Elle, elle ne sut jamais ce qui s’était vraiment passé. Tout ce dont elle se rappelait, c’était son envol, brusquement interrompu, son manteau tiré en arrière, bloqué par la pierre, et seul le noir avait suivi.

La manteau long l’avait touchée, frôlée, caressée, puis, au moment de suivre le mouvement de sa propriétaire, traînant aux pieds de la statue, traînant… Il avait été stoppé.

La Dame avait avancé le pied.