Le Petit magasin de meurtres (2016)
8 février 2016Thomas en avait marre. Quoi qu’il fasse, il n’y en avait toujours que pour Cassie. Cassie, Cassie, Cassie.
Ça ne faisait que trois ans qu’elle était arrivée, mais dès les premiers mois, il n’était déjà plus que le « grand frère ». Celui qui doit montrer l’exemple, celui à qui on demande des nouvelles de son « adorable petite sœur ».
Déjà, à quoi ça servait, une petite sœur ? Au début, il avait cru qu’il allait pouvoir jouer avec elle, mais quand il avait essayé, Maman l’avait grondé très fort. Vexé, il avait alors essayé d’échanger Cassie contre une Game Boy, mais Papa et Maman n’avaient rien voulu entendre.
Quand Maman était revenue de l’hôpital (un endroit tout blanc et très nul, mais pas trop nul, parce qu’ils passaient quand même l’Autocar enchanté à la télé) avec une toute petite Cassie pas intéressante mais surtout très bruyante, Thomas avait d’abord émis l’hypothèse de la jeter à la poubelle si elle pleurait trop. Maman n’avait pas été très contente, Thomas était parti bouder dans sa chambre.
Les premiers mois étaient passés, avec tout le monde qui s’extasiait sur cette nouvelle petite sœur, et lui qui ne rêvait que d’une chose : se débarrasser de cette gêne dans sa vie.
Le jour du premier anniversaire de Cassie, il en avait parlé à son meilleur ami Rémi dans la cour de récréation. Rémi était malin et il savait plein de choses, il aurait sûrement une idée.
Ça n’avait pas manqué.
« Pourquoi tu n’achètes pas un meurtre ? »
Thomas l’avait regardé avec des yeux ronds. Il n’avait pas trop compris, alors Rémi lui avait expliqué qu’il l’avait vu à la télé avec ses parents, une fois. Un Monsieur voulait se débarrasser d’un autre Monsieur alors il avait acheté un meurtre. Quelqu’un l’avait apporté et hop, disparu, le Monsieur qui embêtait.
En écoutant les explications de son ami, Thomas opina du chef. Oui, voilà ! Il allait garder son argent de poche et aller dans un magasin de meurtres. Et hop ! Plus de Cassie, et tout le monde allait redevenir normal, et il aurait sa Game Boy et pas une petite sœur trop nulle.
Le problème, c’était que Papa et Maman ne voulaient pas trop que Thomas et ses cinq ans sortent faire des courses tout seuls. Et s’il voulait que Papa et Maman l’emmènent, il allait devoir leur expliquer ce qu’il voulait acheter.
Ils n’accepteraient jamais : c’était toujours Cassie qui gagnait.
Alors, tous les soirs, avant de s’endormir, Thomas imaginait dans sa tête son petit magasin de meurtres. C’était une petite boutique remplie de bric et de broc, comme quand Maman et lui étaient allés acheter une nouvelle poupée de collection à Grand-Mère pour son anniversaire. Il y avait des chaises recouvertes d’objets en tout genre, certains qui avaient l’air très dangereux et d’autres très beaux, et surtout, il ne fallait rien toucher parce qu’il pouvait casser des choses ou se faire mal.
A chaque visite dans le petit magasin de meurtres, le vendeur changeait de tête, mais il avait des idées très chouettes et trouvait des choses bien que Thomas mettait en application dès le lendemain.
Cassie avait quatorze mois quand Thomas, en sortant du petit magasin de meurtres, avait tendu un scoubidou d’un côté à l’autre d’une porte pour la faire tomber et qu’elle se casse le cou. Mais Cassie marchait à quatre pattes alors ça n’avait pas marché.
Cassie avait dix-huit mois quand Thomas, en sortant du petit magasin de meurtres, avait recouvert sa chambre de papiers divers et variés parce que le vendeur lui avait rappelé que ça faisait très très mal de se couper les doigts avec un papier (comme avec les livres de l’école), alors peut-être qu’avec plein de papiers Cassie se couperait de partout ? Mais Cassie avait passé l’après-midi à froisser les papiers en rigolant, et Maman avait été très en colère contre Thomas en découvrant la chambre remplie de feuilles tout abîmées.
Cassie n’avait pas tout à fait deux ans quand Thomas, en sortant du petit magasin de meurtres, avait mis tous les chauffages dans la chambre de Cassie à fond pour faire bouillir son sang et qu’elle explose. Mais Maman s’était vite aperçu de la supercherie et avait coupé les chauffages très vite.
Cassie avait deux ans et demi quand Papa était venu chercher Thomas à l’école. D’habitude, c’était Maman qui le récupérait, mais là, non. Thomas n’avait pas trop su qu’en penser, surtout que Papa n’avait pas l’air très en forme.
Tous les deux ils étaient retournés à l’hôpital tout blanc et tout nul, et Thomas avait eu très peur que Papa et Maman aient eu la mauvaise idée de commander encore une autre petite sœur. Mais non. C’était pour Cassie.
Thomas avait alors espéré que Papa et Maman avaient décidé de la rendre à l’hôpital où ils l’avaient prise. Mais non. Non seulement ils l’avaient gardé, mais en plus, plein de gens étaient venus la voir.
A partir de là, Cassie était devenue encore plus insupportable. Toujours plus de gens demandaient des nouvelles d’elle à Thomas. Papa et Maman étaient toujours en train de s’occuper d’elle. Il y avait les heures de Cassie, et puis les jeux à faire faire à Cassie, et puis des tests à lui faire passer… C’était comme si Thomas n’existait plus.
D’ailleurs, il allait souvent dormir chez Grand-Père et Grand-Mère, puisqu’il était de trop dans la maison. A ces moments-là, Thomas visitait très souvent le petit magasin de meurtres, mais vu qu’il n’était pas au même endroit que Cassie, il ne pouvait rien faire. Et puis une fois rentré, il oubliait toujours les bons conseils du vendeur, et ça l’agaçait.
En plus, Cassie avait plein de nouveaux gadgets de l’espace, des trucs que Papa et Maman utilisaient sur elle pour en faire une super-héroïne, il en était sûr, comme dans X-Men à la télé. Alors que lui, il n’avait toujours pas eu de Game Boy !
Mais Thomas n’était pas dupe : Maman avait l’air de plus en plus fatiguée. Même elle en avait marre, il en était sûr. Si ça continuait, il finirait par lui parler du magasin de meurtres : peut-être qu’elle serait d’accord pour y aller avec lui, pour de vrai cette fois.
Cassie avait trois ans quand Thomas, en sortant du petit magasin de meurtres, avait mis en place un super plan : il avait remplacé le pain de Cassie par du pain sec pour qu’il aspire toute l’eau du corps de Cassie et qu’elle se dessèche.
A son grand désarroi, Maman n’avait pas donné de pain à Cassie ce soir-là.
Les repas avaient changé. Thomas n’aimait plus du tout ce que Papa et Maman préparaient, il y avait plein de légumes nuls et plus du tout assez de pizza.
Le lendemain, Thomas revenait de l’anniversaire de Rémi. Il avait eu sept ans, lui aussi : ils étaient tous les deux des grands, maintenant. La maman de Rémi avait été chouette : elle leur avait préparé à tous des sachets de bonbons multicolores.
Pendant tout le trajet en voiture, Thomas grignota donc bonbon sur bonbon, et, une fois rentré, alors qu’il se dirigeait vers sa chambre, il croisa la petite sœur maudite, son ultime bonbon à la main.
Bien sûr, les yeux de la gamine tombèrent sur le bonbon et se mirent à briller au moins autant que le papier qui l’emballait.
La mort dans l’âme, parfaitement conscient de ce qui se passerait s’il ne sacrifiait pas son bien (c’était toujours Cassie qui avait raison pour Papa et Maman, de toute façon), Thomas tendit la sucrerie à Cassie.
« THOMAS ! »
Thomas sursauta et lâcha le bonbon de surprise. Furieuse, Maman s’en saisit. Il ne l’avait même pas vue arriver.
« Combien lui en as-tu déjà donné ? Plus jamais, tu entends ! Fais bien attention ! »
Thomas la regarda avec des yeux ronds. Dire que pour une fois, il pensait faire un effort pour ne pas être grondé…
« Mais, Maman …
– Il n’y a pas de mais qui tienne, Thomas ! »
Maman criait, et Thomas sentit les larmes lui monter aux yeux. Alerté par les cris de Maman, Papa arriva. En voyant la situation, il dit rapidement quelque chose à Maman, qui eut l’air d’accord.
Alors Papa et Maman expliquèrent à Thomas que Cassie, toute petite Cassie que tout le monde semblait tant aimer, avait un grave problème de santé, que son corps ne la défendait pas bien si elle mangeait du sucre, qu’elle avait failli mourir mais qu’il était trop petit pour qu’on lui explique alors. Mais que maintenant il fallait qu’il comprenne, alors voilà, il fallait faire attention quand Cassie mangeait, et c’était pour ça qu’il y avait moins de pizzas et de crêpes et plein de piqûres (qui n’allaient pas la transformer en X-men) et de réveils pour les heures-de-Cassie, parce qu’il fallait régulièrement vérifier si elle allait bien.
Thomas n’aimait pas qu’on lui dise qu’il était trop petit, mais en vrai, même maintenant ce n’était pas très facile de comprendre ce que Papa et Maman expliquaient. Thomas était sûr de ne pas avoir tout saisi, mais ce n’était pas grave. Il y avait une chose que, du haut de ses sept ans, il avait très bien compris. Cassie n’avait pas le droit de manger des bonbons. En fait, Cassie n’aurait jamais le droit de manger tout ce qu’elle voudrait.
Et ça, c’était bien pire que mourir.
Dans la tête de Thomas, une petite boutique fermait sa porte pour ne pas la rouvrir : il ne retournerait plus jamais au magasin de meurtres.
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