Hommage à Lewis Carroll – Petits tours au pays du nonsense

Il était tout juste grilheure sur le bois Tulgey. D’un arbre à un autre, l’oiseau Jubjube et les rhododendroves s’échangeaient des trilles joyeuses. Point l’ombre d’un jaseroque : la faune et la flore étaient en paix.

Soudain, une envolée de papillons pain-et-beurre entre les branches de l’arbre Tépé révéla une activité anormale dans la nature merveilleuse. Au pied de l’arbre, une petite voix aiguë vociferait dans les chanteroses.

« Mais puisque je vous dis que je ne suis pas une fleur ! Je suis une petite fille !
– Une petite fille, on ne me la fait pas à moi ! On en a déjà vu, des petites filles par ici, pas plus tard qu’il y a quelques temps : ça ressemble à des serpents !
– Mais si, puisque je vous le dis ! J’ai juste mangé ce champignon que la chenille m’avait donné…
– Ah voyons ! On ne vous a jamais appris de ne pas manger les champignons que vous ne connaissiez pas ?
– Vous savez, ça pourrait expliquer ses pétales flétris. Une fleur digne de ce nom ne se laisserait pas aller ainsi. C’est peut-être une petite fille… ce serait de leur genre.
– Alors ça, c’est trop fort ! Vous êtes des fleurs très jolies, mais bien trop malpolies ! »

Les chanteroses s’écartèrent, leurs pétales cramoisis révélant leur agacement. Au pied de l’arbre Tépé, une petite silhouette apparut entre les hautes herbes et s’en fut d’un pas mécontent, droite comme un I, tapant des pieds le plus fort possible sur le sol.
Vu sa taille, pas très fort, donc.

Un ricanement résonna. La petite sursauta.

« Tiens donc, une petite fille… ou une petite souris ? Que fais-tu donc ici ? Cela faisait longtemps qu’on n’en avait pas vues, des comme toi… »

D’où venait la voix ? La petite fouilla les environs du regard, puis leva la tête et fit un nouveau saut. Dans les branches, deux immense yeux tournaient, et un sourire moqueur s’étira, étincelant dans la pénombre.

« Qui êtes-vous ? »

Elle plissa les yeux, persuadée de pouvoir distinguer une forme, des couleurs… elle vit petit à petit des oreilles pointues émerger du feuillage. Puis des moustaches, et une queue rayée.

« Je suis le chat de Chester, et je suis ton ami. A-mi, cela signifie donc que je suis ton absence de mi. Je suis peut être ton do, ou ton ré… Mais je ne suis pas doré. Suis-je la, si fa si, fa-ci-le, sol ?
– Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.
– Ne t’en fais pas. Si tu sais chanter, tout ira bien ici. Tu sais chanter, n’est-ce pas ?
– Je crois… »

La petite n’était plus très sûre. Elle avait appris beaucoup de chansons à l’école comme à la maison, mais tout semblait si bizarre depuis qu’elle était tombée dans le livre. Elle n’avait pas fait exprès, elle était en train de lire tranquillement, et les mots s’étaient mis soudainement à danser devant ses yeux, tourbillonner, pour former un trou noir qui l’avait aspirée.
Depuis, elle ne faisait que rencontrer des gens bizarres : d’abord un lapin qui l’avait directement prise pour sa servante et lui avait donné ordre sur ordre jusqu’à ce qu’elle s’enfuie, puis des oiseaux bruyants, des chenilles désagréables qui donnent des morceaux de champignons, des fleurs malpolies, et maintenant ce chat !

Chat, chat… Elle tenta de chantonner la première chanson qui lui vint en tête.

Mi Sol Si Mi Mi Sol Si Mi
Le vrai musichien harponne avec le coeur
De savantes phrases et des phonè-èmes
Mais il faut qu’il sache qu’un félin doit cueillir des fleurs
En chantant ses choeurs et ses poè-èmes.

La petite laissa sa voix traîner un peu en fronçant les sourcils. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. Le chat face à elle secoua la tête, confirmant ses craintes.

« Ca n’a pas l’air très juste, dis donc. Cette histoire de musichien ne me plaît guère. »

La petite opina, l’air contrit.

« Je ne me rappelle plus très bien… Peut-être que je ne sais plus chanter. Je n’ai plus l’impression de savoir grand chose depuis que j’ai rapetissé.
– Rat petissé ? Je savais bien que tu étais une petite souris !
– Non, non ! Je suis une petite fille ! Mais j’ai… grandi à l’envers, à cause du champignon. Et maintenant, j’en ai assez. Je voudrais rentrer à la maison. Mais je ne sais pas où aller…
– Si tu ne sais pas où aller, tu ferais mieux de te mettre en marche, sinon tu n’arriveras jamais ! Tiens, si tu vas par là, tu vas tomber sur le champ de course caucuse. Il faut voir le dodo vriller au milieu des autres ! »

La petite n’était pas très sportive et l’idée de faire d’autres rencontres loufoques ne l’enchantait guère.

« Et de l’autre côté ? »

Le chat eut une moue féline, sans jamais se départir de son sourire.

« Ce sont les jardins de la reine. Fais attention, c’est un vrai dédale, à en perdre la tête ! »

La petite n’avait guère envie de se retrouver à nouveau face à des fleurs, mais la perspective de croiser une reine lui plut : peut-être qu’elle, au moins, connaîtrait bien les lieux et pourrait lui indiquer le chemin jusqu’à chez elle.

« Je crois que je vais aller par là, Monsieur Chat.
– Si tu crois, alors tu ne tarderas pas à avoir une taille de petite fille, souriceau. Bonne route ! »

La petite, ne souhaitant pas relancer une joute verbale, s’abstint de le corriger et se contenta de tourner les talons vers la direction qu’il avait indiquée. Les jardins… Petit à petit, le vert de l’herbe remplaça le sentier de terre sous ses pieds.
Soudain, un chant mélancolique arriva à ses oreilles.
Au pied d’un rosier, un valet de pique jouait d’un étrange instrument qu’il remplissait d’air entre deux couplets larmoyants. La petite s’approcha et le salua.

« Bonjour Monsieur le Valet, qu’est-ce que cet étrange instrument ? »

Le Valet de pique sursauta, comme pris au dépourvu.

« Oh, bonjour, Princesse, je ne vous avais pas vue, pardonnez moi.
– Princesse ? Oh non, je ne suis pas une princesse, je suis juste une petite fille !
– Ici les petites filles n’existent pas. Il n’y a que des princesses : vous ne pouvez donc qu’en être une. »

D’abord servante, puis serpent, fleur, souris, et maintenant une princesse, les gens d’ici ne semblaient vraiment pas vouloir comprendre qui elle était.

« Si vous le dites… De quoi jouez-vous ?
– Je suis le furibarde, dépéché par la Reine pour chanter sa fureur à ceux qui s’aventurent sur ses terres. Je joue des mots et de l’appeaustrophe.
– Un appeaustrophe, cet instrument ?
– Oui, c’est lui qui m’apporte mon savoir. C’est un appeau, pour appeler les vers. »

La petite eut une moue dégoûtée.

« Moi, je n’aime pas trop les vers, vous savez. Ils sont visqueux et dégoûtants.
– Visqueux et dégoûtants, les vers ? Vous n’avez jamais goûté aux miens. »

Elle voulut lui dire qu’elle n’avait pas vraiment envie de goûter à des vers, mais il avait déjà pris une grande inspiration, et se mit à chanter.

Oyez, oyez, la triste histoire
De pauvres cartes qui un jour noir
Subirent le courroux vengeur
D’une Reine rouge de fureur.
S’il y a bien une chose que la Reine n’aime pas, c’est qu’on ne l’écoute pas.

Deux cartes aux barrières trimaient
Pour surveiller le royal défilé
Tous les Merveilleux étaient dans la file
La Reine montrait son meilleur profil.
S’il y a bien une chose que la Reine aime, c’est de se montrer.

Mais le géant Guaiste, bien malin,
Fit irruption dans le jardin
Pour semer du maïs soufflé
Qui écraserait les invités
S’il y a bien une chose que la Reine n’aime pas, c’est qu’on lui vole la vedette.

La Reine déclara donc la guerre
Et lança ses meilleures guerrières
Pour trancher la tête du géant mutin
Qui osait écraser son jardin
S’il y a bien une chose que la Reine aime, c’est que des têtes tombent.

A la bataille les cartes n’avaient pas coeur.
Les piques baissés savaient qu’ils ne seraient pas vainqueurs
Les trèfles sentaient venir le rateau
Les cartes préféraient se tenir à carreau.
S’il y a bien une chose que la Reine n’aime pas, c’est qu’on l’ignore.

Elle prit les deux cartes qui surveillaient
En fit des exemples devant le défilé :
Ensemble elles ne travailleraient plus
Les deux ne se sont plus jamais revues.
S’il y a bien une chose que la Reine aime, c’est qu’on se plie à son jeu.

« C’est une bien triste histoire. Qu’est-il arrivé aux deux cartes ?
– L’histoire ne le raconte pas, mais la suite est encore plus triste. La Reine a forcé le 7 de trèfles à manger des décroissants…
– Des croissants plutôt ?
– Non, des décroissants. Des gâteaux qui l’ont réduit, jusqu’à ce qu’elle puisse l’enfermer dans un monde tout petit, petit, petit…
– Oh, mais c’est terrible ! Et l’autre ?
– L’autre, hé bien… L’autre, vous l’avez en face de vous. Elle m’a donné cet appeaustrophe et m’a ordonné de chanter cette histoire à tous ceux que je rencontrerais, en guise d’avertissement.
– Quelle méchante reine ! Pourquoi ne fuyez-vous pas ? »

Le valet de pique baissa les bras, penauds, et ses épaules s’affaissèrent.

« Je ne peux pas, où irai-je ? Ma place est ici, à chanter encore et encore, et saluer, et qui sait ce qui arriverait à l’appeaustrophe si je disparaissais ? »

La petite eut envie de lui dire de laisser tomber l’instrument, mais sa peine la rendait triste. Elle voulut tendre la main pour lui tapoter l’épaule de manière réconfortante, mais le vent se leva brutalement.
Le valet de pique tenta de rester debout, mais le vent était trop fort. La malheureuse carte fut emportée par une bourrasque.
La petite le regarda s’envoler en tentant, elle, de rester au sol. Elle avança comme elle put et découvrit vite l’origine du vent soudain : un peu plus loin, sur un plateau, un homme et un lièvre dansaient sur un plateau en faisant tourner des tasses à une vitesse folle. La rotation était telle qu’elle était presque la source d’une tempête.

« Arrêtez ! Vous êtes fous ! Le valet de pique s’est envolé !
– Fous ? Je ne suis pas fou, je suis le Lièvre de Mars. Ne vous en faites pas, le valet n’a pas dû aller bien loin.
– Oui, je suis fou, le chapelier, et le valet de pique connaît sa place. Il revient toujours.
– Mais où sont nos manières ? Une nouvelle invitée ! Cela faisait si longtemps ! Vite, du thé, du thé ! Libérez le plateau, une tasse !
– Bienvenue, invithée ! Prenez tasse ! »

La petite voulut les réprimander pour leur manque de coeur face à la détresse de la pauvre carte, mais un mal de tête la prit soudain, et tout se mit à tourner autour d’elle. Elle essaya de s’asseoir pour que le tournis cesse, mais le Chapelier la saisit par le bras joyeusement.

« Vite, vite, vous avez besoin d’une tasse, une tasse de thé, pour pouvoir tourner !
– Mais ma tête tourne déjà, je ne veux pas…
– Mais il faut tourner, sinon vous ne tiendrez jamais debout ! Tenez, tenez : prenez tasse ! »

Le Lièvre poussa la petite dans une tasse vide et la remplit de thé chaud, et le Chapelier mit un grand coup dans l’anse pour la faire tournoyer sur le plateau. La petite sentit son esprit s’éclaircir.

« Mais je suis trempée ! Qu’est-ce que vous avez fait ?
– Nous vous faisons tourner ! Si vous avez la tête qui tourne, mieux vaut faire tourner le corps avec, pour une bonne harmonie du tour. Vous feriez mieux de garder les bras dans la tasse, elle restera à la bonne température et ce sera plus agréable, vous verrez. »

La petite fit comme ils disaient, et les laissa continuer leur conversation initiale. La chaleur de la tasse la plongeait dans une légère torpeur et leurs mots se faisaient lointain.

– Cela faisait si longtemps que nous attendions Alice !
– Oui, la dernière fois, elle est passée en coup de vent et a semé la tempête, alors nous espérions bien la revoir bientôt.
– Attendez donc que la Reine entende parler de ça !
– Il vaudrait mieux que la Reine n’entende pas parler d’Alice. »

La petite sursauta. Le chat venait d’apparaître dans une des tasses vides qui tournoyait autour d’eux pour interrompre la conversation. Le Lièvre et le Chapelier eurent l’air fâché.

« Rappelez-vous sa réaction les deux dernières fois…
– Il n’y a pas de crainte à avoir, on dit bien jamais trois si deux !
– En fait, je crois qu’on dit… »

La petite allait les corriger, mais elle laissa tomber. Ils ne l’écouteraient pas : personne ne l’écoutait, depuis son arrivée. Elle posa donc une question simple, espérant que cette fois-ci, la réponse le serait aussi.

« Qui est Alice ? J’ai rencontré beaucoup de gens depuis que je suis arrivée, mais je n’ai pas vu d’Alice… »

Les trois eurent un regard surpris.

« Tu n’as pas vu d’Alice ?, s’étonna le lièvre. Pourtant, c’est celle que tout le monde veut voir ici !
-Mince, alors peut-être que c’est… », commença le Chapelier.

Le chat prit un air mutin, plissa les yeux, et conclut dans un souffle ronronnant qui élargit encore plus son sourire, dévoilant toutes ses dents :

« …parce que c’est toi, Alice ! »