Ce Rêve bleu
30 avril 2017Agitation dans les locaux du journal. C’est toujours comme ça dès qu’il se passe quelque chose d’un peu inhabituel, mais il faut reconnaître qu’aujourd’hui, la barre a été mise assez haut, même pour moi.
Un tapis volant, c’est pas banal. On a largement dépassé la période des rêves des mille et une nuits. Il n’y a qu’à jeter un œil par la fenêtre pour voir le réseau de tapis roulants qui quadrille la ville, curiosité architecturale il y a de ça quelques décennies, une simple banalité désormais. Ils ne désemplissent pas, chargés de passants qui préfèrent se laisser porter qu’emprunter les trottoirs un peu glauques de la ville. Je ne dis rien, ça m’arrange aussi à vrai dire. Seuls les originaux font encore leurs trajets à pied.
Bon. Revenons à nos moutons. Une petite annonce pour un tapis volant, donc. Aucune chance que le truc vole vraiment, mais il ne fait aucun doute que ça va quand même partir en un temps record. Je me rappelle de l’annonce de la semaine dernière : un gars était arrivé avec une annonce pour un déstockage de trois cents trottinettes des années 2000. Un trésor aux yeux de beaucoup ! On avait été assaillis de coups de fil. Une heure après la publication, il n’y avait plus rien.
Les gens sont curieux. Il n’y a qu’à se pencher sur la simple existence du canard où je bosse. Avec nos nouveaux systèmes de communication, un journal à petites annonces, ça aurait dû disparaître depuis belle lurette. Mais non, on s’accroche, le Renard fureteur n’a jamais été aussi populaire. Quand on pense qu’il avait dû fermer ses portes à l’époque où les communications étaient devenues instantanées… Comme quoi, tout est cyclique : maintenant, les gens adorent ce côté old school qu’offre le papier. On a même des machines à écrire dans un coin, recouvertes de poussière, qu’on ne ressort que lorsqu’on fait visiter les locaux. Ça vaut une fortune et ça fait s’extasier les badauds.
Mais la puce qui me sert de cerveau ne me permet pas de m’extasier autant que mes collègues de chair et de sang. On n’est pas programmés pour rire, les assistants robots. On vit dans une société blasée après tout. Alors je me contente de hausser les épaules et d’enregistrer l’information. Ça, c’est une réaction appropriée.
Tapis volant à vendre. La publication aura lieu demain matin. Je me prépare électroniquement à être submergé par les appels.
Mes collègues récupèrent leurs affaires. Fin de journée. Je les suis : je pourrais bien rester et continuer à travailler, mais pour se donner bonne conscience, ceux de chair et de sang ont préféré nous mettre au travail au même rythme qu’eux. Comme ça, on peut se « détendre ». La bonne blague.
Je ferme donc mon processus Emploi et saute sur le premier tapis roulant qui retourne au Point de Pouvoir.
Si j’étais programmé pour détester, je détesterais le Point de Pouvoir. Rien que son nom déclenche chez moi je ne sais quel algorithme qui me donne une impression de rejet. Ils trouvaient ce nom drôle, eux : ça leur donnait l’impression de vivre un jeu vidéo. Laissez-moi vous faire savoir que ce n’est pas très drôle de vivre dans un jeu vidéo quand on est programmé pour être un personnage non-joueur. Mais depuis que ceux de chair et de sang ont découvert qu’ils devaient faire le deuil de leur fantasy, ils cherchent à construire un monde magique où la magie ne fonctionne pas. Alors forcément, on se retrouve avec des éléments pseudo-fantastiques qui les ravissent et nous débectent. La logique des machines ne comprend pas ce besoin de magie.
Le Point de Pouvoir, donc, est une immense bâtisse mise en place par la société Parallèle & Pipède, qui est aussi celle qui a mis au point mon modèle. Comme les androïdes n’ont pas besoin de dormir, il s’agit du lieu où nous nous mettons en veille pour nous recharger et être prêts à repartir au moment où les autres vont au travail. C’est aussi là où nos techniciens vérifient notre bon fonctionnement. Une sorte de checkpoint, quoi. Un point de pouvoir. Hin. L’humour de ceux de chair et de sang me laisse perplexe.
J’entre dans le bâtiment et long la lignée de mes congénères en charge. Des techniciens croisent mon chemin, je les ignore. Je ne suis pas programmé pour faire la conversation en dehors des horaires de travail.
Après quelques minutes de marche, j’arrive au box avec le numéro de série de mon modèle. D0-CU5. Ma prise, la P70, est bien libre : nous ne sommes pas programmés pour nous tromper.
Je m’approche et, sans cérémonie, je retire mon bras gauche, attrape le chargeur de mon bras droit, et le branche dans l’emmanchure. Tu m’étonnes que ceux de chair et de sang aient besoin de nous cacher quand on se recharge, ils auraient quand même pu trouver un endroit plus glamour pour la prise. Même en tant qu’androïde, devoir s’arracher le bras tous les soirs a quelque chose de très désagréable.
Je ne peux plus hausser les épaules à cette pensée : le chargeur alourdit mon côté gauche. Je me laisse donc sombrer sur le côté, contre le mur, profitant du flot d’énergie qui me remplit doucement, et je pars en veille.
Mais le tapis volant me rattrape. Comment ce tapis pourrait-il voler alors que nous avons prouvé que la magie ne pouvait exister ? Il y a sans doute un mécanisme caché. Ou alors c’est juste une vaste arnaque. Ce ne serait pas la première fois que nous publions une annonce mensongère. Pas plus tard que la semaine dernière, on a fait partir un miroir hanté et une main de gloire. C’était particulièrement hideux, d’ailleurs. Les gens sont fous d’acheter ce genre de choses.
Ce tapis volant fait tourner mes programmes même pendant ma veille. Sans vraiment comprendre pourquoi, je me retrouve à tracer une image de moi, en train de voler sur ce tapis, à calculer ma trajectoire en profitant de la vitesse du vent, et…
BIIIIP.
Je sens le flot d’énergie subitement coupé. Je sors de veille et on replace mon bras gauche à son endroit initial. Un technicien est face à moi et me regarde, perplexe. Je suis revenu à mon programme normal. Enfin, je crois. Il me reste des soupçons de calculs du trajet de vol du tapis, entre deux tâches de fond.
« P70, test », énonce le technicien. Je réponds à la procédure d’une voix monocorde. Il s’agit de redonner mon matricule, faire la liste de mes programmes et assurer que tout tourne sans problème. Je me demande ce qui s’est passé pour qu’il ait l’air aussi paniqué. J’étais juste en veille. Quand j’ai terminé mon listing, il me jette un regard suspicieux puis aussi les épaules et dit : « Très bien. Vous pouvez retourner à vos programmes. »
Je laisse le programme du quotidien reprendre le dessus, mais ne peut m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’heure : dans dix minutes, le nouveau numéro du Renard fureteur paraîtra.
Au diable les tâches quotidiennes. Je n’ai pas beaucoup de temps avant que l’annonce soit connue du grand public. J’accède à mon interface de communication écrite et je commence à dicter mon message en interne.
De : P70-D0-CU5
A : Débarras Violi
Sujet : Tapis volant
Message : Monsieur, j’ai trouvé votre annonce dans le journal et serais intéressé par votre bien…
Message envoyé. Je me dirige vers les tapis roulants qui me conduiront aux locaux du journal. Une notification me fait relever la tête. Une réponse, déjà. Si je viens chercher le tapis immédiatement, il est à moi. Je me reprogramme tranquillement et change de destination.
On ne sait jamais, après tout. Peut-être que ce tapis vole vraiment. Apparemment, ceux de chair et de sang ne sont pas les seuls à avoir le droit de rêver.
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