La machine à rêves

Caramel ronchonne. D’aussi loin que je me souvienne, Caramel a toujours ronchonné. Dès son arrivée, il a commencé : il voulait un nom digne, un vrai nom d’ours, genre Björn, ou Gary à la limite. Pas de chance pour lui : son propriétaire, Timothée, avait six ans quand il l’a reçu, et voyant sa teinte marron-brun, s’est exclamé « caramel ! ». Le nom est resté.

Moi, je me tais ; j’entends tout et je n’en pense pas moins, mais du fond de ma housse, je n’ai pas voix au chapitre. Il peste contre l’arrivée d’un nouveau venu, un petit mouton blanc qui risque de ne pas le rester longtemps… C’est maman qui l’a donné, pour l’anniversaire de Timothée.

« Il n’y avait déjà pas beaucoup de place dans son lit, et on en rajoute encore. Ça suffit ! »

Le petit mouton, qui n’a pas encore de nom, tente vainement de se défendre, mais Caramel ne lui laisse pas en placer une. Il a du coffre, Caramel. Pourtant, ça ne m’empêche pas d’entendre au loin la porte de la maison et les cris.

Contrairement à Caramel et au mouton, je n’ai pas d’yeux : je ne vois pas. Je ne sais qu’entendre et sentir, et j’apprends ce qu’on me raconte. Heureusement, Caramel est bavard. Et Timothée aussi.

Je suis arrivé avant les autres peluches, en même temps que le grand lit, pour Timothée. Maman lui a expliqué que j’étais une machine à rêves, qu’il n’avait qu’à poser sa tête sur moi et me dire des choses pour que les histoires commencent. Alors tous les soirs, avant de s’endormir, Timothée parle un peu, à voix basse, à mon oreille. Il me raconte sa journée, ses déboires. Il me raconte papa qui crie toujours plus fort, maman qui pleure des fois, ses mauvaises notes à l’école. Tout ce qui lui fait peur, tout ce qu’il ne comprend pas.

On en a fait, des voyages, avec Timothée. Certaines nuits, on est dans un vaisseau spatial. D’autres, on se retrouve chez les dinosaures, ou encore dans un palais des mille et une nuits. Ce n’est pas toujours très drôle. Il arrive qu’il crie ou que je sente ses larmes me mouiller, mais je ne sais pas ce qui s’est passé avant qu’il m’explique. Heureusement, tous les matins, à la fin de son séjour au pays des rêves, il me raconte tout avant de se lever pour se préparer. Il y a des jours où ça prend du temps, maman râle un peu, alors Timothée presse le pas sans avoir le temps de finir l’histoire. Mais ce n’est pas grave: je sais que je suis une machine à rêves qui fonctionne.

Encore un claquement, des pas qui se rapprochent en trombe. Timothée arrive. Ces derniers temps, il entre souvent très vite dans sa chambre avant de refermer sa porte violemment pour se jeter sur son lit. Aujourd’hui n’est pas une exception : il nous saute dessus et enfouit sa tête dans ma taie en me prenant dans ses bras. De sa bouche sort une litanie étouffée de « J’en ai marre, marre, marre, marre, marre… » qu’il murmure directement à mon oreille.

Je sens ses larmes se perdre dans mes plis et tremper mon tissu. Derrière, Caramel et le mouton se tiennent tranquilles, prêts à lui porter secours s’il en a besoin. Mais pour l’instant, c’est à moi que Timothée s’accroche. Il vient de se faire gronder par papa. Maman a essayé de le défendre mais elle ne criait pas assez fort. Il n’a rien fait de mal mais il ne mangera pas ce soir. Et c’est pas juste.

Il reste un peu allongé, puis il se relève d’un coup et je l’entends fouiller dans ses affaires.
Il revient rapidement et me saisit, puis pose un objet fin et… humide ? sur moi. Je ne comprends pas ce qu’il fait. Et puis, soudain, je commence à discerner un peu ses intentions, en même temps que je distingue de plus en plus ses cheveux bruns coupés court, ses yeux encore pleins de larmes, sa joue rougie d’une claque qu’il aurait reçue. Je découvre également Caramel, qui est plus grand que je ne le pensais, et le petit mouton, un peu plus loin sur le lit. Je découvre la chambre aux murs blancs. Je vois Timothée reculer et reposer son feutre sur le bord du lit en m’admirant.

« Voilà. Toi au moins, tu m’écoutes et maintenant, tu me souris. Je suis content. »

Son sourire est un peu forcé, mais il a l’air soulagé. Moi, je cligne un peu des yeux. Soudain, il y a beaucoup plus à prendre en compte. Mais après avoir fait le tour de la pièce, mon attention se reporte sur Timothée, qui a l’air perdu dans ses pensées.

« Je suis content d’avoir quelqu’un qui sourit à la maison. »

Je lui souris en retour. Je ne sais pas encore très bien faire, c’est étrange. Derrière, Caramel et le mouton me font une grimace. Je suis content de les voir en vrai : la communication sera sans doute beaucoup plus simple. Mais cela attendra que Timothée soit à l’école : pour l’instant, c’est lui qui est au centre de mes inquiétudes.

Timothée étouffe un bâillement et pose sur ma taie sa joue encore rougie. Mon sourire s’étire un peu et je murmure, je peux le faire maintenant que j’ai une bouche.

« Alors, Timothée, tu veux aller où cette nuit ? »

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(Photo par la très chouette Cassiopée-aux-multiples-talents !)