2017 – Retard stratégique

Les combattants étaient coude à coude, frémissants. La ville ennemie était face à eux, prête à trembler sous leurs coups. Ils étaient aux aguets de l’annonce de l’assaut pour enfin mettre une raclée à ces habitants qui leur résistaient depuis trop longtemps. Leurs rangs étaient serrés, tous attendaient le cri qui marquerait le début des combats… et le chef était en retard.

Lum soupira. Le chef Selin était toujours en retard. Et il avait toujours une bonne excuse.

Personne n’aurait songé à aller à l’encontre de son autorité : Selin était respecté, il était droit et honnête, fort, carré, aimé de ses troupes. Il avait gagné sa place par des hauts faits héroïques que personne ne pouvait contester. Mais il n’était jamais à l’heure. Aucun soldat n’aurait jamais osé lui faire la moindre réflexion à ce sujet, mais il n’en allait pas de même pour Lum, son lieutenant, qui fulminait face aux troupes impatientes sans pouvoir rien y faire.

Des jours et des jours pour établir une stratégie d’attaque, et au lieu de se lancer à corps perdu dans la bataille, ils restaient là à attendre que leur chef revienne avec une autre excuse fumeuse de son cru.

La semaine passée, ils l’avaient attendu des heures durant à la réunion stratégique qui devait préparer les prochains combats. Elle devait se tenir au lever du jour. Au coucher du soleil, alors qu’il ne l’attendait même plus, Selin avait fini par entrer dans la tente, débraillé et échevelé, un rictus maladroit sur sa grosse tête carrée. Il avait grommelé « Désolé, j’ai été retardé par un Arbre-Monde. La saleté a poussé sur la route où j’étais et m’a embarqué, je n’ai pas eu le choix de le traverser en passant de branches en branches. Vous savez la taille de ces machins. Encore un coup de ces fichues Moires, j’en suis sûr ! »

Dix jours plus tôt, ils avaient essuyé une défaite cuisante auprès d’une des armées de l’Entre-Monde : le chef avait lancé l’attaque avec deux heures de retard. L’autre armée n’avait pas attendu. Selin avait expliqué plus tard que son bras avait eu une crampe ; ses combattants, aveuglés par la dévotion, avaient pensé à une stratégie de sa part et s’étaient fait mettre à terre.

Le pire était peut-être que cette réputation de chef retardé en permanence avait fini par s’étendre au-delà de leurs troupes. Les ennemis savaient aussi à quoi s’attendre désormais et les blagues allaient bon train sur les soldats de Selin et leurs attaques à retardement. Ils mordaient de plus en plus souvent la poussière et avaient perdu bon nombre de combattants, car ils laissaient le temps aux ennemis de les observer et d’adapter leur stratégie en conséquence.

Quand il vit les habitants de la ville qu’ils étaient censés attaquer pointer leurs têtes au-dessus des remparts pour vérifier la situation et se rendre compte qu’ils n’avaient pas bougé depuis plusieurs heures, Lum devina leurs ricanements et sentit la moutarde lui monter au nez.

« Bon. Bougez pas. Je vais essayer de voir ce qu’il fabrique. »

Les soldats étaient bêtes et disciplinés ; ce n’était pas pour rien que, retards mis à part, leur armée était une des meilleures de la Surface. Ils ne bougeraient pas, ils seraient toujours là quand le lieutenant reviendrait, prêts à l’assaut, sans questionner ses ordres.

C’est cependant un peu hébétés, leur rage sanguinaire vaguement retombée, que les soldats regardèrent leur lieutenant partir vers le campement d’un pas rageur.

Lum ne trouva pas immédiatement Selin. Les tentes qu’il vérifiait les unes après les autres étaient toutes vides, et seul un tintement de métal lointain le mit sur la route de son chef. Lum suivit le bruit et s’éloigna de plus en plus de la ville et de leur campement pour s’enfoncer dans le désert qui couvrait cette partie du pays. Le Surface devenait de plus en plus aride avec le temps et les ressources se faisaient rares : ceux qui ne souhaitaient pas aller s’abriter sous terre, dans le gris Entre-Monde se faisaient constamment la guerre pour avoir de quoi subsister. Lum faisait partie des convaincus qu’ils avaient besoin du cuisant soleil pour vivre et se battait corps et âme pour rester à la Surface. De son point de vue, les êtres de l’Entre-Monde étaient dénaturés : hors de question d’en devenir un. Ce n’était pas une vie. La plupart des soldats partageaient cette idée.

Le chef Selin, lui, était plus vague quant à son opinion sur le sujet : il semblait rester à la Surface surtout parce que c’était là qu’il s’amusait le plus. Cela suffisait à ses troupes. Avoir un chef à la fois puissant et bon vivant rendait souvent la vie plus agréable aux soldats.

Sauf quand le chef aurait dû donner l’assaut des heures plus tôt. Qu’allait-il avoir inventé, cette fois ? Il avait trébuché sur une plante carnivore mutante ? Il avait rencontré une hydre sur la route et avait essayé de voir combien de têtes pouvaient lui poser avant qu’elle s’écroule sous son propre poids ?… non, ça c’était le mois dernier.

A mesure qu’il s’approchait, le tintement se fit plus fort, sans que Lum parvienne à distinguer l’origine du bruit. Enfin, son regard fut accroché par une irrégularité sur le sol jaune poudreux. Ses yeux étaient embués par la chaleur et il lui fallut un petit moment pour distinguer qu’il s’agissait d’une des failles qui menaient à l’Entre-Monde. Si le chef était là-dedans…

…le chef était là-dedans. Juste à l’entrée de la faille, occupé à tailler dans la roche, si concentré sur sa tâche qu’il ne remarqua pas immédiatement son lieutenant. Lum se racla la gorge.

« Heu… chef ? Les troupes attendent votre commandement… »

Selin leva la tête d’un coup et son visage s’éclaira.

« Ah, Lum ! Tu tombes bien, je commençais à me demander si je n’allais pas avoir besoin d’aide pour remonter. Attends juste un instant, j’ai presque fini. »

Lum se mordit l’intérieur de la joue et patienta. Ils n’étaient plus à une minute près à ce stade…

« Voilà. Tiens, prends ce bout de corde et tire, s’il te plaît. »

Lum obéit. Selin avait beau avoir ses originalités, il restait son supérieur. Le lieutenant se pencha donc sur au-dessus de la faille et allongea le bras vers la corde que lui tendait son chef. Il tira et aida son chef à se redresser pour sortir de la faille. La tâche fut ardue. Lum savait que Selin était costaud, mais il ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi lourd ! Ce n’est que lorsque son chef put enfin se hisser par-dessus le bord qu’il comprit : autour de sa taille était nouée une autre corde, et Selin, bandant tous ses muscles, tira tout ce qu’il pouvait pour faire remonter ce qui était accroché à l’autre bout.

Lum ne put qu’admirer la force de son chef en le voyant, seul, tirer et traîner hors de la faille une lourde masse rutilante qu’il ne parvint pas à identifier. Puis, se secouant de ses pensées, il s’empressa de venir en aide à Selin en tirant à son tour sur la corde de toutes ses forces. A eux deux, ils ramenèrent sur le sol de la Surface ce qui s’avéra être un immense équidé de métal. Exténué, Lum ne pouvait qu’observer l’animal, complètement perdu.

Pas ému pour deux sous, Selin lui adressa son sourire le plus fier en flattant l’encolure de la bête de métal.

« C’est un cheval-vapeur de l’Entre-Monde ! Ils utilisent la chaleur géothermique pour le faire avancer. Belle bête, n’est-ce pas ? »

Selin entreprit ensuite d’expliquer à son lieutenant comment il était tombé sur des écrits des Anciens, racontant l’histoire d’un ingénieux combattant qui avait réussi à entrer discrètement dans une ville en se cachant dans un grand cheval en bois, avant de mener l’assaut depuis l’intérieur, s’assurant la victoire. Lum l’écoutait sans trop y croire, mais après tout, Selin était son chef, il avait de hauts faits d’armes sur son curriculum vitae, peut-être savait-il ce qu’il faisait. En revanche, il ne comprenait pas…

« Bon, cette stratégie est intéressante, mais chef, pourquoi ne pas nous l’avoir exposée plus tôt, lors de la dernière réunion stratégique ? Nos hommes attendent toujours l’ordre d’attaquer à l’aurore, comme nous l’avions déterminé alors !»

« Figure-toi que c’est par pure chance que je suis tombé sur ce canasson ! Je m’étais éloigné du campement le temps de vider ma vessie avant le combat quand j’ai trouvé cette faille et j’ai vu l’éclat de métal. Alors je suis descendu pour voir et, quand j’ai découvert le cheval-vapeur, j’ai repensé à cette stratégie. Il m’a fallu un moment pour le dégager de sa prison de pierre. Cette entrée vers l’Entre-Monde a dû s’affaisser sur ses précédents propriétaires : il ne manquera à personne. Allons-y, Lum !»

Selin avait toujours, toujours des bonnes excuses pour expliquer comment il avait été retardé. Face à un tel argumentaire, Lum ne put qu’opiner et, cahin-caha, traînant l’immense cheval-vapeur derrière eux, ils retournèrent au lieu du combat.

Quand ils arrivèrent, ils trouvèrent les soldats assis par terre, en train de jouer en traçant des traits dans le sol poussiéreux. Leur arrivée fut à peine remarqué, tant les soldats semblaient concentrés sur ce qu’ils faisaient.

Le chef prit une grande inspiration.

« Combattants ! », lança-t-il d’une voix tonitruante.

Les soldats sursautèrent, se relevèrent brusquement et s’époussetèrent. Constatant avec satisfaction qu’il avait leur pleine attention, Selin continua :

« Je vous apporte la victoire ! Les textes des Anciens nous ont apporté leur sagesse, et voilà notre nouvelle stratégie ! A mon commandement, nous monterons tous dans ce cheval-vapeur, et nous ferons croire aux habitants de cette ville qu’il s’agit d’un cadeau pour eux, une demande de paix. Ils laisseront le cheval entrer dans leurs remparts et à la tombée de la nuit, CRAC ! Nous attaquerons par surprise ! »

Sur ces mots, Selin sauta sur le cheval-vapeur, et pressa le bouton pour ouvrir sa porte. Les troupes poussèrent des exclamations de triomphe en voyant la vapeur s’échapper des naseaux de l’animal.

La bête de métal se cabra, puis tressauta, puis il y eut un crac et elle s’effondra au sol.

Un lourd silence retomba sur l’armée. Selin se gratta la tête.

« Allons. Il doit y avoir une explication ; ces machines sont supposées être très solides. Voyons… »

Il se pencha sur l’animal mécanique, puis ouvrit une trappe sous son ventre et plongea dans les entrailles du cheval-vapeur. Les soldats se lancèrent des regards gênés. Lum, désemparé, ne pouvait que tenter de décrypter les marmonnements de son chef à mesure qu’il sortait des pièces mécaniques du ventre de la bête.

« AHA ! »

Selin ressortit avec un air triomphant sur le visage.

« C’est tout simple, ne vous en faites pas ! Ce cheval-vapeur est exténué, il est à court d’énergie et a tout simplement FAIM. Ne bougez pas : je vais lui chercher du carburant géothermique dans la faille. Elle n’est pas loin, je n’en ai pas pour très longtemps. Tenez-vous prêts : la victoire est proche, combattants !»

Selin s’en fut en courant, sûr de lui, et Lum sentit ses épaules s’affaisser. Le chef avait encore trouvé une très bonne excuse pour prendre du retard. Sous le soleil couchant, l’ombre du cheval-vapeur s’étendait, les narguant. Selin n’était déjà plus qu’un petit point dans l’horizon.

Lum se tourna vers les soldats. Chef ou pas, il y avait des limites.

« Vous savez quoi ? Cette fois-ci, j’en ai marre. Les fumeuses stratégies de chevaux-vapeur, ça suffit.»

Les soldats le regardèrent hébétés.

« Mais le chef…

– On l’attend encore cinq minutes. CINQ. Pas une de plus. »

Les soldats opinèrent, mal à l’aise, guettant la silhouette de leur chef. Lum décida alors de mettre à profit ce temps pour haranguer les combattants qui semblaient sur le point de retourner s’asseoir.

Il jeta un œil au soleil presque couché. Les cinq minutes étaient écoulées.

En dépit de cause, Lum prit une grande inspiration et lança l’assaut d’une voix tonitruante.

Un flot de combattant poussiéreux et bruyant s’élança vers le village qui, n’attendant même plus l’attaque, avait laissé ses défenseurs regagner leurs foyers.

Finalement, il devait reconnaître ça au chef : l’attaque à retardement, c’était peut-être encore la meilleure stratégie.