Quand j’étais toute gamine, je passais mon temps à marcher sur les lignes du carrelage ou sur les bords du trottoir en mettant un pied devant l’autre, bien droit comme sur une corde tendue. Qui n’a jamais fait ça ?
Alors, naturellement, du haut de mes quatre ans, j’avais décidé que quand je serais grande, je serais funambule.
A posteriori, le fait que je connaissais le mot funambule à quatre ans m’intrigue un peu, mais bon, pour moi à l’époque, rien de plus normal.
Bon, ensuite, plusieurs choses ont fait évoluer mon projet de vie. Je suis allée en grande section et j’ai TROP AIMÉ ! On a appris à ÉCRIRE des lettres en pâte à modeler et après un peu à lire des SYLLABES… Mais ça m’a tellement plu que j’y suis peut-être allée un peu fort dans l’apprentissage. En même temps, il y avait plein de livres à la maison, et puis à un moment, ça commençait à bien faire de devoir attendre papa ou maman pour connaître la fin des histoires, alors je ne les ai plus attendus et j’ai trouvé une lampe de poche pour lire sous la couette. (Et j’ai commencé à apprendre à faire semblant de dormir quand l’autorité parentale venait vérifier. Bon, il a fallu attendre le CM2 pour que cette compétence soit totalement développée.)
J’ai donc peut-être mis un peu trop de cœur à l’ouvrage. Je ne me souviens plus vraiment de tout, mais je me rappelle les livres super intéressants qu’on m’a donnés à lire pendant l’été.
Je ne sais plus à quel point j’ai compris ce qui se passait.
A la rentrée, j’ai intégré une classe double CP/CE1. Ça m’allait, j’étais avec mes copains de grande section. Ça a duré une semaine : l’école n’avait pas assez de sous, la classe a été fermée, les élèves séparés entre une autre classe de CP et une autre classe de CE1.
Je ne suis pas restée avec mes copains de CP.
J’ai intégré avec une semaine de retard une nouvelle classe de CE1 à six ans. Qu’est-ce qui pouvait mal se passer ? Je me serais ennuyée si j’étais allée en CP avec les autres.
C’est là que la question a commencé à se poser souvent : quel métier tu veux faire, quand tu seras grande ?
J’étais un peu embêtée. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi, et puis il y avait plein de trucs que j’aimais faire.
J’aimais bien les animaux, alors peut-être vétérinaire, mais en fait non : je les aimais moins que les livres, alors je serais blibli… bibliothécaire. Voilà, ça c’était bien.
J’avais une énorme bibliothèque chez moi et plein de peluches, alors j’avais fait un CDI dans ma chambre, et chaque peluche avait sa fiche de lecteur à son nom, et on se réunissait de temps en temps pour parler des livres qu’ils avaient lus. Ces fiches ont perduré. J’en trouve encore de temps en temps dans mes livres de la bibliothèque rose chez mes parents.
(Fait amusant : à 25 ans, alors que je lui racontait ce jeu, ma psy m’a fait remarquer « Vous étiez très seule, non ? ». Difficile de lui donner tort vu l’exemple que je lui donnais, mais l’imagination me tenait déjà bien compagnie à l’époque.)
Et puis franchement, de toute façon, je n’avais pas forcément le temps de réfléchir à ce que j’allais faire plus tard, à l’école. J’étais trop occupée à essayer de trouver ma place dans une classe où tout le monde se connaissait déjà et où l’instituteur ne facilitait pas mon intégration. Pris d’affection pour moi, il s’était mis en tête de m’appeler « Bébé » toute l’année, parce qu’après tout je suis plus jeune alors c’était mignon, non ?
(Il ne pensait pas mal faire. Il ne m’a pas facilité la tâche, mais je ne lui en veux pas.)
A six ans donc, j’ai donc appris à mettre un masque pour m’intégrer et à faire semblant d’être très intéressée par ce que les autres aiment (mais en fait, pas forcément). Autant les cours présentaient peu voire pas de challenge, autant les autres élèves… c’était déjà un boulot à temps plein.
Dans les années qui ont suivi, j’ai réussi à maintenir le masque et à me prendre d’affection pour les gens de ma classe. Ils n’avaient pas trop l’air de comprendre alors moi j’essayais au mieux de les comprendre, et de les aider aussi.
J’ai commencé à piquer des livres d’exercices à ma maman, orthophoniste, pour organiser pendant la récréation des mini-cours de remise à niveau à mes copines en difficulté en cours : j’aimais trop faire passer des dictées.
En parallèle, d’autres de mes copines voulaient jouer à papa et maman, ou aux Spice Girls (ben oui, c’était l’époque). J’arrivais toujours à trouver comment « m’intégrer » : quand elles jouaient les pop stars, je faisais la costumière, l’agent, le présentateur éventuellement. Quand elles jouaient les parents, je me trouvais un coin et je faisais l’animal de compagnie (le hamster ou la souris, le plus souvent. J’ai toujours été rongeur) : pas besoin de parler, et surtout, pendant toute la récréation, je pouvais trouver des moyens d’emménager mon coin en évitant l’aspect affreusement ennuyeux de « papa-maman ».
Finalement, ce que je préférais, c’était quand mon groupe de copines se disputaient et ne « causait plus » à l’une d’elle pendant un temps donné, rarement plus d’une journée : je restais avec elle pour qu’elle ne reste pas seule et à ce moment-là, on pouvait discuter.
C’était vachement mieux que « papa-maman ».
Sept ans, huit ans, neuf ans… j’ai commencé à dire que je voulais devenir écrivain, parce qu’en fait ce que j’aimais, c’était clair maintenant, c’était écrire. En plus j’avais toujours des bonnes notes en rédaction, alors c’était sûr : ?je serais écrivain. … ou alors je travaillerais sur un ordinateur, comme papa ?
Dix ans, sixième. J’y ai découvert l’anglais (plus grâce aux fanfictions Harry Potter anglophones qu’il était hors de question que je ne sois pas en mesure de comprendre, que grâce à mes professeurs) et plein d’autres matières. Tout m’intéressait… sauf le sport.
Alors, quand je serais grande, je serais… traductrice de livres. Peut-être éditrice. Peut-être prof de français langue étrangère, le métier que je finis par présenter en troisième par dépit, faute de mieux. Peut-être sur un ordinateur, parce que j’y revenais toujours.
J’aimais bien lire, écrire, dessiner, écouter de la musique, parler anglais. Je voulais un métier avec ça.
Les postes ont varié, au collège. Avec mes notes, les profs ne « s’en faisaient pas pour moi, je pourrais faire tout ce que je voulais ».
Je ne savais pas trop ce que je voulais. Continuer à faire mes trucs dans mon coin, j’imagine. Qu’on me fiche la paix.
En parallèle, j’avais trouvé des marginales avec qui rester. Des gens qui soit se moquaient de mon âge, soit étaient dans le même cas que moi. ?On n’était jamais dans la même classe, mais j’arrivais un peu à me constituer un cercle qui justifiait ma venue au collège tous les jours. Ça faisait poudre aux yeux : à partir de ma quatrième, dans ma tête, ça a commencé à aller de moins en moins bien.
Depuis le CE1, je ne vivais pas forcément bien mon statut de vilain petit canard. Plus le temps passait et plus, même avec des marginales à mes côtés, j’avais l’impression que le gouffre grandissait.
Et puis le lycée. Contrairement au collège, au lycée, rien ne m’intéressait. A posteriori, j’ai l’impression de n’avoir pratiquement rien appris au lycée. Des redites de ce que je savais déjà, ou des notions que je ne pouvais pas saisir à cette époque.
Ce que je ferais plus tard ? Je ne savais plus du tout. Alors, dans le doute, je mettais « veuve d’un homme riche » sur ma fiche de rentrée, pendant que mes amies mettaient « rock star »? ou « aller acheter du pain ».
On ne demande pas à un adolescent comment il se voit dans vingt ans.
Le mal-être a explosé à cette période. Mon groupe d’amies soudé (dans lequel, pour une fois, pour la première fois, je me sentais vraiment « moi-même », à ma place) a violemment éclaté sans que je n’y comprenne rien : je l’avais senti venir, mais ça n’avait rendu les choses que pires. Je ne m’y étais pas préparée pour autant. Ma dépendance affective était déjà bien ancrée à l’époque.
Alors je n’ai plus eu d’intérêt en rien : les cours étaient mortels, socialement c’était le vide complet, j’avais du mal à comprendre pourquoi j’y allais encore.
« Parce qu’après ce sera fini. »
Mais après, quoi ? La question était là, persistante.
« Quand je serai grande, je serai bibliothécaire. »
« Quand je serai grande, je serai traductrice. »
« Quand je serai grande, je serai écrivain. »
Bon. J’aimais les lettres et les langues encore plus que les maths et la physique : il était logique que j’aille en L (spé maths). Et pour la suite, il semblait logique que je continue dans la branche.
Double licence anglais chinois. Je me rappelle la fierté de ma prof de chinois de lycée quand je lui ai annoncé mon choix d’études. Et ma fierté de l’avoir rendue fière. Je me demande ce qu’elle penserait maintenant. Je me demande ce qu’ils penseraient tous, ces profs qui avaient passe leur temps à me dire qu’ils ne « s’en faisaient pas pour moi ».
Peut-être qu’à l’époque, on m’avait parlé des écoles plus ou moins hautes, plus ou moins privées, et que j’avais raté l’info. Toujours est-il qu’à l’époque, allez savoir pourquoi, j’étais persuadée qu’après le lycée, on allait forcément à la fac.
Je suis allée à la fac.
La différence avec les autres s’est estompée à ce moment-là et j’ai rencontré des gens avec qui, enfin, je me suis sentie sur un pied d’égalité malgré les claires différences de nos centres d’intérêt. Le soulagement, même si aucun groupe ne s’est réellement formé à ce moment là. Ma première année en particulier a été marquée par un énorme vide social, au moins jusqu’en avril, même si j’avais quelques connaissances sympathiques à retrouver en cours au moins, et des amis imaginaires à foison.
Bon, pour les études, en revanche, on repasserait : beaucoup de matières qui ne m’intéressaient pas, les matières qui m’intéressaient ne présentaient pas un challenge monstrueux… Soyons honnêtes : je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour avoir mes deux licences. J’ai beaucoup pratiqué l’auto-sabordage : au moins, si je me plantais, je pourrais dire que c’est parce que je m’en fichais.
Socialement et dans ma tête, la situation a encore empiré. Les connaissances sympathiques et les amis imaginaires ne suffisaient plus.
Cauchemar sur cauchemar, premières tentatives d’en finir, premiers tours chez des psy, premiers diagnostics.
« Quand je serai grande, je serai… »
A ce moment je ne sais plus trop. Il paraît que traduire des livres n’est plus un métier, qu’ils n’embauchent que des profs maintenant, que prof c’est bien pour avoir du temps pour faire plein de choses à côté. Va pour prof, alors.
Grave erreur.
Un Master de recherche à la fois passionnant et désespérant de masturbation intellectuelle plus tard (force est de constater que la masturbation intellectuelle demeure une des mes activités préférées, notez : je ne sais qu’en penser), je deviens prof par la force des choses.
Et je déteste le métier. Petit à petit, il me grignote la vie, il me dévore de l’intérieur, il fait disparaître toute autre activité. Moi qui pensais qu’en étant prof je pourrais m’adonner à mes projets personnels, en vérité c’est tout le contraire. Tout sauf épanouissant, le boulot me ronge, m’use. Je me mets beaucoup trop dedans, je veux que ça marche à tout prix. Je me brûle.
Après trois ans, quatre ans, une évidence : il faut que je fasse autre chose.
Qu’est-ce que j’aime ?
Écrire, toujours. Ce n’est toujours pas un métier.
Aider mes élèves. Je pourrais devenir conseillère d’orientation psychologue, tiens. Ou le coaching ? Va pour la psychologie.
« Quand je serai grande, je serai… conseillère d’orientation, coach peut-être ? »
Pendant ces deux années, à défaut de parvenir à me créer un cercle dans lequel je me sente totalement moi-même (deux années de solitude que la proximité de Narcisse n’a pas arrangée…), je me découvre une passion pour la psychologie sociale et particulièrement la psychologie du travail.
Alors forcément, je m’éloigne de l’objectif initial. On me me changera pas.
La psychologie ergonomique, c’est pas mal. On peut faire plein de choses pour améliorer les conditions de travail des gens. Non ?
Ah, en fait, non. Car ceux qui sont prêts à payer les services d’un psychologue ergonome le font le plus souvent pour la poudre aux yeux et ne sont pas du tout prêts à payer les améliorations des conditions des salariés.
Bizarrement, d’un point de vue éthique, j’ai pas très envie d’entrer dans ce jeu-là.
Tant pis. Je ferai autre chose. Mais là, j’arrête les études, ça suffit.
Et me voilà où je suis, maintenant. Je ne saute plus de filière en filière ; je saute de boulot en boulot, à la recherche de ce que je saurai faire, de ce qui saura me satisfaire.
Je suis moins exigeante : je prends ce qu’on me donne et tâche de faire ce que j’aime à côté. Mais j’aimerais un jour ne plus avoir à me demander pourquoi je me lève les matins, pourquoi on me paie à faire quelque chose que je ne suis pas faite pour faire. On me dit que « c’est comme ça, c’est la vie, il faut s’y faire » : je ne m’y ferai pas. Quitte à changer encore dix fois, cent fois de carrière.
La question « faut-il mieux savoir tout faire un peu ou savoir faire une seule chose à merveille ? » m’a torturée pendant plus de dix ans. J’ai cette impression de ne pas aller en profondeur, de batifoler de ci de là d’une activité à l’autre sans me spécialiser jamais. S’il y a une annotation que j’ai eu particulièrement souvent sur mes copies pendant mon cursus c’est « trop superficiel : il faut plus approfondir ».
Le malaise de savoir tenir une conversation sur à peu près tout, mais de ne rien savoir faire du tout…
Avec l’impression que j’ai d’être cernée par des gens « très très bon dans ce qu’ils font », je passe mon temps à culpabiliser. Même l’écriture, fil rouge de ma vie, me paraît très loin de moi.
« Quand je serai grande, je serai… rien du tout. »
Chaque fois que j’ai dû chercher du travail, je mourais un peu de l’intérieur : changer d’intitulé à chaque fois, passer du coq à l’âne, l’impression que je pouvais tout faire en pensant au poste mais que je ne savais rien faire en lisant les critères exigés.
J’en ai pleuré des litres, alors que je postulais encore et encore.
Et puis un certain Mathieu est un jour arrivé avec une vidéo en me disant « Toi. Il faut que tu voies ça ».
Le soulagement d’entendre ces mots de la bouche de quelqu’un d’autre. C’est donc ça, c’est donc comme ça.
Je savais qu’on était plein à sentir ça, mais entre le « savoir », le « t’en fais trop, c’est pareil pour tout le monde » qu’on me rabâche sans cesse (d’ailleurs non, après avoir discuté avec mes collègues par exemple, je m’aperçois que ce n’est clairement PAS pareil pour tout le monde, même si ça touche beaucoup de gens dans mon entourage), et voir quelqu’un qui n’a rien à voir avec moi, que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, le mettre en mots mieux que moi je l’aurais fait, il y a un gouffre.
Je n’ai pas pleuré ; j’ai soufflé un grand coup.
Ok. Je suis donc multipotentialiste. Je ne suis PAS spécialiste, et je n’ai PAS à chercher à l’être, en fait.
« Quand je serai grande, je serai… ce que je suis, en fait. C’est là, ça ne va pas partir, et il va falloir composer avec. »
Si on résume, je suis donc idéaliste, difficile à satisfaire sur le plan du challenge intellectuel et donc facilement ennuyable, et multipotentialiste de sorte que je veux toujours faire des choses différentes.
Pas étonnant que mon CV fasse peur aux recruteurs. Pas surprenant que ma personnalité les effraie.
On ne peut pas capitaliser sur une personne aussi instable.
Et puis soyons honnêtes : il n’y a aucun fil rouge dans mes expériences. Je veux tout faire, tout essayer, tout voir, tout maîtriser même juste un peu. Comme je disais, j’ai l’impression de pouvoir aller partout, de toute façon, du moment qu’on m’explique que faire. D’être un caméléon. Alors forcément, mes expériences se sont suivies sans se ressembler…
Soit.
Quand je serai grande, je serai libraire.
Quand je serai grande, je serai aubergiste.
Quand je serai grande, je serai chef de projet.
Quand je serai grande, je serai documentaliste.
Quand je serai grande, je serai traductrice.
Quand je serai grande, je serai artisan-joaillère.
Quand je serai grande, je serai ergonome.
Quand je serai grande, je monterai ma propre boîte.
Quand je serai grande, je vendrai mes peluches.
Quand je serai grande, je serai community manager.
Quand je serai grande, je serai écrivain.
Je ne sais pas si je serai grande un jour. Peut-être que je serai grande le jour où je n’aurai pas à changer systématiquement le titre de mon CV pour postuler quelque part. Peut-être que je serai grande quand je n’aurai plus besoin de mettre des masques épuisants pour aller au travail.
Peut-être que je suis déjà grande mais que je ne m’en rends pas compte ?
J’ai l’impression qu’il me reste encore un bout de chemin à faire pour atteindre ce stade d’ « adulte » qu’on m’a survendu. Peut-être qu’on m’a aussi menti là-dessus ?
« Quand je serai grande, je serai moi et je serai heureuse. »
Peut-être que je suis déjà un peu grande ?