Intercepter la transmission (2015)

C’en était trop. Nami jetta son téléphone à travers la pièce. C’était toujours la même chose, quand on l’appelait : allo, et des mauvaises nouvelles. C’était terminé, elle l’avait décidé. Plus de téléphone. De toute façon, les téléphones, ça n’apportait que de mauvaises choses.

Elle se passa la main sur le front avec un soupir. Elle transpirait beaucoup trop. Cette fois-ci, ils avaient tenu un discours particulièrement violent. Ils avaient été plus clairs que jamais : une erreur de plus, et c’était fini.

Mais il n’y aurait plus d’erreur.

 

Elle ignora les débris de plastique au pied du mur contre lequel elle avait jeté son téléphone, et sortit en urgence un sac de voyage d’un de ses trop nombreux placards. Sans plus réfléchir, elle y fourra ce qu’elle considérait comme ayant le plus de valeur dans cet appartement maudit : ses journaux.

Tant pis pour les beaux vêtements, tant pis pour le matériel électronique de pointe. Cela faisait trop longtemps qu’elle vivait dans cette cage dorée.

 

Après avoir vérifié ses comptes sur l’écran d’ordinateur fixé au-dessus de son lit – ils en avaient installé dans l’appartement « juste au cas où », qu’ils disaient, mais elle savait très bien quel était le vrai motif de leur présence – elle décida que ce serait bien assez. Sans y réfléchir à deux fois, elle mit le sac sur son dos et ouvrit la porte.

Dehors, l’air sentait la liberté. Il était temps pour le petit rossignol de prendre son envol.

****

Cela faisait des heures que Nami marchait, ou en tout cas, c’était tout comme. Pourtant, à aucun moment elle n’avait regretté sa décision, malgré la fatigue qui pesait de plus en plus. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle savait qu’ils étaient déjà après elle. Les alarmes avaient dû se déclencher au moment précis où elle avait ouvert la porte. Après tout, les écrans savaient tout.

Le sac sur ses épaules commençait à devenir lourd. Ses journaux, tenus durant des années et des années, devaient désormais se compter en milliers de pages. Et pas moins en poids.

 

Après son départ, elle avait pensé à retirer assez d’argent pour vivre quelques temps, pour ne pas être tracée via sa carte de crédit. Mais ce ne serait sans doute pas assez. Ils savaient, ils devaient bien savoir, ils savaient toujours tout, depuis qu’ils l’avaient enfermée dans la cage dorée ils avaient été capable de voir tout ce qu’elle faisait. Ils l’appelaient à chaque erreur qu’elle faisait.

Le pire avait été quand elle avait commencé à tenir ses journaux. Ils n’avaient pu le supporter, le fait qu’elle puisse juste mettre des mots sur les choses de cette manière. Ce n’était pas son boulot, après tout. Nami était la Voix, pas l’Auteur, quand bien même elle aurait tout donné pour échanger sa place.

Alors elle avait caché ses journaux, les avait gardés près d’elle en tout temps. De cette manière, ils ne pouvaient pas les lui prendre : après tout, les écrans rechignaient à s’approcher de la chair. Et elle avait continué à les tenir, peu importait le prix. C’était son seul moyen de rester saine d’esprit.

 

Perdue dans ses pensées, Nami continuait à marcher sans plus prêter attention au monde alentour. Une erreur : soudain, une sirène résonna entre les immeubles, et elle sursauta, aux aguets… mais trop tard.

Elle était entrée dans une zone de securité. Le genre d’endroit où l’on ne faisait pas long feu si on n’était pas fait de câbles et circuits imprimés.

Nami jura. Elle avait agi comme une débutante. Tout le monde connaissait l’existence de ces zones, et là, elle venait de leur offrir sa position sur un plateau d’argent. Et dire que cela ne faisait que quelques heures à peine qu’elle était partie !

 

Tous ses sens aux abois, elle entendit le son du crépitement de l’électricité avant même de voir les câbles s’activer.

Ils allaient la ramener à sa place, l’enchaîner encore plus, l’électrocuter suffisamment pour qu’elle ne soit plus jamais capable d’écrire la moindre ligne – elle ne pourrait plus guère qu’occuper son poste de Voix. Ils lui feraient oublier tout le reste.

Non.

Pas cette fois-ci.

 

Nami s’accrocha à son sac comme si sa vie en dépendait – c’était un peu le cas, après tout. Elle se mit à courir pour sortir de la zone le plus vite possible. Peut-être qu’elle trouverait un coin plus sûr… quelque part. Il devait bien exister un endroit hors de portée des écrans.

Derrière elle, les câbles commencèrent à se mouvoir, animés par des étincelles d’électricités qui lui feraient perdre conscience en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire.

Ils étaient rapides, et Nami était fatiguée. Elle savait depuis longtemps que le moment viendrait où elle devrait faire un choix. Quand Nami sentit l’air derrière elle crépiter, elle comprit que ce moment-là était venu. Elle était trop lente, et son sac trop lourd.

Passant une main dans le sac, elle attrapa le premier journal et sans y réfléchir à deux fois, le jeta sur la machina de câbles derrière elle.

Les câbles cessèrent abruptement leur course folle quand le papier rencontra leur matériau, comme s’ils étaient en train d’analyser ce qui leur arrivait. Il y avait beaucoup d’informations, là-dedans, et il leur fallait trouver un moyen de décrypter les étranges symboles qui couvraient le papier.

 

Nami avait toujours été très fière de son écriture ; c’était sa mère qui lui avait appris à écrire, en cachette, refusant de céder aux caprices du nouveau système d’écriture, qui voulait que sa fille puisse devenir quelqu’un d’important. C’était assez ironique, quand on y pensait, que Nami ait pu après cela se voir offrir l’honneur de porter le titre de Voix. Mais ils n’étaient pas au courant de l’étendue de ses connaissances à ce moment-là, et sa mère n’aurait pas pu leur apprendre – pas plus qu’elle n’aurait pu être fière de sa fille. Ses activités de rebelle face au nouveau fonctionnement de la Société avait conduit à sa « disparition soudaine ».

 

Nami se sentait déjà plus légère. Elle se mit à courir plus vite, profitant du temps que la machina perdait à analyser son journal. Les sirènes étaient toujours en marche, toutefois, et il ne fallut pas longtemps à un nouveau câble autant voire plus menaçant que le précédent pour arriver à sa hauteur.

Nami s’en moquait, désormais. Elle l’avait déjà fait une fois, elle pourrait le refaire. Un autre journal s’envola vers la machina. A nouveau, elle s’arrêta, et Nami courut.

 

Mais où était la fin de cette maudite zone ? Pendant combien de temps avait-elle marché là-dedans, perdue dans ses pensées, sans s’apercevoir de son erreur ? C’était comme si l’endroit n’avait pas de fin.

Nami courut encore et encore. Les câbles recommencèrent à la suivre, plusieurs à la fois maintenant, comme des tentacules électriques qui cherchaient à la capturer pour lui faire oublier toute notion de liberté.

Nami envoya les journaux qui lui restaient les uns après les autres. Au fond, ils n’étaient que des souvenirs, des pensées. Des choses qu’elle pourrait garder en elle quoi qu’il arrive, tant qu’ils ne l’attrapaient pas.

Une étincelle d’électricité remonta le long de sa cheville.

Nami frissonna. On y était. Elle passa la main dans son sac et sortir le dernier journal. C’était le plus récent ; il n’était pas complet : son dernier ajout avait été fait quelques minutes seulement avant que le téléphone ne sonne.

Le câble à sa cheville resserra son emprise. Nami sentit la décharge mais lutta contre l’évanouissement. Il était hors de question qu’elle y retourne.
Cette fois-ci, elle ne jeta pas le journal. Elle l’ouvrit, et commença à le lire à haute voix. Après tout, c’était ce qu’elle était : la Voix.

Un instant, le temps sembla s’arrêter. Plus d’étincelles, plus de sirène, juste le souffle de la chair et les pensées qui n’étaient plus autorisées.

Nami lut.

Alors tout prit vie. De ses lignes d’écriture, un flash de lumière qui commença de sa tête avant de continuer sur les câbles accrochés à sa cheville, qu’il traversait et qui l’amplifiaient.

Nami en fut presqu’aveuglée. Mais ses yeux devinèrent malgré tout la faille qui sembla s’ouvrir à travers la lumière. Des morceaux d’un autre monde, peut-être…

Nami tendit la main. Elle se mit à briller.

Nami sourit. Elle savait que c’était sans doute une illusion. Sans doute que la machina avait déjà analysé tous ses écrits, et sans doute qu’elle se réveillerait à nouveau dans son appartement, pour tout recommencer encore une fois.

Mais peut-être pas.

Nami se débattit et parvint à libérer sa cheville de l’emprise du câble, avant de se jeter dans la faille.

Il était grand temps d’y aller.