Les Geais d’eau

5Ils traversaient un champ de narcisses, encore un. Morgane n’en pouvait plus des narcisses. Elle n’aimait déjà pas tellement ces fleurs initialement, trop vaniteuses et franchement agressives à l’oeil quand elles étaient en de telles masses, mais là, c’était trop. Au prochain champ de fleurs jaunes, elle se ferait grand’joie de tailler dans le tas sans se poser plus de questions.
Au bout d’un moment, ça allait, la symphonie pastorale.

Devant elle, Pierre restait impassible. Depuis le début du voyage, elle n’avait guère vu plus que son dos camouflé dans une légère veste de toile et son catogan qu’une brise printanière soulevait à son gré. Il n’avait pas dit un mot depuis leur départ, et ça aussi, ça commençait à sérieusement lui taper sur les nerfs. Ce n’était pas faute d’avoir essayé de lancer la discussion ! Le temps d’abord, et les fleurs aussi. Ses impressions sur le paysage, et ce qu’il espérait trouver au bout du chemin. Rien ne lui faisait desserrer les dents. A force, elle avait abandonné, et maugréait toute seule dans son coin.

Comme beaucoup d’autres, Pierre et elle s’étaient rencontrés à la Croisée. C’était le carrefour de toutes les routes du monde, ou en tout cas, c’était ce que racontaient les légendes, et il fallait reconnaître que vu la pagaille de l’endroit et les chemins qui arrivaient de partout pour confluer en ce point précis, on avait tendance à avoir envie de les croire, sur ce coup-là. C’était un peu comme si un cartographe avait renversé une bouteille d’encre qui se serait éparpillée au plein centre de la carte et, honteux de sa bévue, avait préféré faire en sorte que ce lieu soit réel plutôt que recommencer à dessiner une nouvelle carte.

Pour ce qu’elle en savait, c’était peut-être même ce qui était réellement arrivé. Ce ne serait pas la première fois que les lois de leur monde lui échappait. Tout semblait si surprenant, même alors qu’elle était née dans ce monde, dans une ville où la croyance la plus populaire était que le fondateur de la ville était un crapeau qui se prenait pour un humain. Il aurait réussi à duper tout le monde (il était apparemment très convaincant en costume) et à prendre la tête d’un minuscule hameau pour le développer et en faire une jolie cité à part entière.
On aurait pu songer que le fait qu’il parvienne à faire voter le nom Batracité à ses conseillers municipaux aurait mis la puce à l’oreille à ses concitoyens, mais a priori non, et la supercherie aurait été découverte seulement très tard, après sa mort, quand sa conjointe avait osé témoigner en place publique de l’étrange comportement qu’il pouvait avoir avec elle, et de son régime alimentaire à base d’insectes peu attrayants.

Bref. Les choses étaient ainsi dans le coin et plus rien ne les surprenait. Surement pas un carrefour qui donnait l’impression d’être une explosion de routes dans tout les sens, au point que le panneau indicateur central était un véritable rond point tant il était épais et couvert de flèches en tous sens.

Elle était arrivée là, donc, à l’aube de l’adolescence, comme tous les autres braves gens de son âge. Il était traditionnel pour les jeunes de son âge de se lancer dans un parcours initiatique et elle n’y avait pas coupé. Tant mieux, quelque part, parce que les jours étaient plutôt moroses à Batracité.
Elle avait, pour accomplir son parcours initiatique, cherché quelqu’un susceptible de lui donner une quête. Ce n’était pas très difficile à trouver à la Croisée, mais elle avait fait la fine bouche : elle voulait une quête intéressante, et ça, par contre, ce n’était pas donné à tout le monde, et certainement pas à ceux qui n’avaient aucune quête passée pour témoigner de leurs prouesses.

Finalement, elle l’avait vu, grand échalas tout pâle, à l’air pas beaucoup plus vieux qu’elle, avec sa veste en lin et ses longs cheveux blonds en catogan. Il avait l’air peut-être un peu moins vivace que les autres, mais n’en était que plus intéressant : on se fatiguait vite de ces gens qui vous sautaient dessus en clamant « JEUNE AVENTURIERE ! J’ai une quête pour vous !».
Le silence donc l’avait fascinée. Il se tenait droit, comme ça, observait les gens. Et à sa main, il avait une plume, une simple et bête plume qui attirait le regard tant elle était chatoyante. Alors elle s’était hasardée à demander ce que c’était.

« C’est une plume de geai d’eau », avait-il simplement répondu. Puis il s’était tû, à nouveau, et ses yeux étaient partis dans le vide.

Intriguée, elle avait cherché à en savoir plus.

« Des oiseaux mythiques. Ils se font bleus pour se fondre dans leur élément, et leurs plumes miroitent la lumière du soleil, pour qu’on ne les voit pas. Le seul moyen de les repérer, c’est quand parfois, ils foncent vers le ciel, en flêche, en éclaboussant tout de partout, pour attraper les insectes. »

Elle n’avait pas bien vu en quoi ces oiseaux étaient extraordinaires. La plume était belle, certes, mais de là à être qualifiée de « mythique », il ne fallait pas exagérer non plus.

« Ils sont mythiques parce qu’ils n’apparaissent qu’une fois par an, dans le lac de la Jeune Eve. Le reste du temps, ils dorment dans une cité sous l’eau, et se font oublier du monde. »

Et puis il lui avait dit qu’il s’appelait Pierre, et lui avait proposé de partir en quête des oiseaux.

Il fallait reconnaître que plus que les piafs eux-mêmes (même si la plume ferait sans conteste un joli trophée de quête à afficher au mur en rentrant chez elle), c’était surtout l’attitude du donneur de quête qui l’avait motivée à se lancer dans cette aventure.
Exit les beaux bruns ténébreux, elle se retrouvait avec un étrange échalas blondouillard. Mais il avait la dose de mystère suffisamment convaincante pour une jeune fille qui venait d’entrer dans l’âge où on se pose plein de questions. Alors elle s’était lancée dans la quête.

Le lac de la Jeune Eve se nommait ainsi à cause d’une petite dinde au nom bien trop simple qui s’était noyée dedans un jour de grand soleil. Se prenant pour on ne savait quelle figure mythologique, elle avait été persuadée de pouvoir marcher sur l’eau, oubliant le repas chargé qu’elle venait de prendre avec une bonne tarte aux pommes en dessert. Phénomène banal d’hydrocution, mais au moins, cela avait permis de baptiser le Lac-Sans-Nom. Bien entendu, un tel honneur avait immédiatement soulagé les parents de leur peine, leur permettant au passage de toucher des royalties à chaque fois que quelqu’un utilisait le nom de l’endroit.
Y avait pas de petit profit, dans ce monde-là, après tout.

Le lac en question ne semblait pas si loin sur le papier, à peine trois jours de marche, parfait pour une quête moyenne ; mais le cartographe maladroit avait apparemment, non content de créer des aberrations géographiques, omis de préciser que la majeure partie de la route était en pente, et que ces saloperies de montagnes étaient couvertes de fleurs jaunâtres. Elle n’en pouvait plus du jaune.

Après deux jours et demi de marche là-dedans, en se tapant une montée salace qui ne donnait pas l’impression de pencher tant que ça mais lui esquintait les jambes, même le jaune des cheveux de Pierre lui donnait envie de casser des choses.

Enfin elle n’y tint plus.

« Bon, là ça suffit ! Maintenant on s’arrête et tu me parles, parce que j’en ai marre de faire la parlotte toute seule. Je sais même pas pourquoi tu m’as demandé de t’accompagner si c’était pas pour qu’on cause sur le chemin, je sais même pas ce qu’on va trouver là-bas, je sais rien du tout et je commence à regretter de pas avoir plutôt accepté une quête d’un des autres abrutis tapageurs. Alors, maintenant, par pitié, DIS QUELQUE CHOSE OU JE T’ARRACHE LES CHEVEUX ! »

Il s’était arrêté et, pour la première fois depuis deux jours, elle avait vu autre chose que son dos. Ses yeux bleus semblaient troublés, un peu comme de l’eau.

« Ma mère… »

Elle le regarda, patiemment. C’était les premiers mots qu’il disait depuis le début du voyage, elle n’allait pas l’interrompre tout de suite, malgré les mille questions que ces deux simples mots imposaient dans son esprit. En même temps, que ces deux mots-là soient les premiers qu’il prononce ne l’étonnait même pas, quelque part. Elle aurait dû s’en douter. Beaucoup d’explications commençaient par ces mots-là.

« Elle ne me ressemble pas. Elle a la peau foncée, les yeux foncés, les cheveux foncés. Quand je lui ai demandé pourquoi je n’étais pas comme elle, elle m’a dit que c’était parce que je ressemblais à mon père. Je n’ai jamais connu mon père, mais il y avait des rumeurs dans le village. Les gens n’aiment pas ma mère. Un jour, en discutant avec les jeunes de mon âge, j’ai appris que c’était parce qu’on pensait qu’elle avait… enfin… que mon père était… ce geai mythique. Il paraît qu’ils séduisent facilement les jeunes femmes… Et elle ne savait pas… »

Il baissa la tête.

« Quand j’ai quitté la maison, ma mère m’a donné cette plume pour me porter chance. Maintenant, j’aimerais retrouver celui à qui elle appartient. Je voudrais retrouver mon père. »

Morgane se contenta de hocher la tête. Vu l’énergumène qu’elle avait en face d’elle, elle n’avait pas tellement de mal à croire que son père pût être un drôle d’oiseau.

« Et moi dans tout ça, pourquoi je suis là ?
– Ben… Tu es jeune. Et pas trop moche. Je me disais que ça permettrait peut-être de les attirer vers nous…pour leur parler… »

Morgane se contint. Super, elle allait jouer l’appat, quoi. Le rôle de rêve.

« T’es une sacrée enflure. J’espère que tu as conscience que si un oiseau essaie de m’embobiner, je le plume sur place. »

Il ne dit rien, ses yeux vaguement mouillés, et reprit son chemin. Elle lui emboîta le pas, légèrement fulminante.

Enfin ils arrivèrent au lieu dit le matin du troisième jour, le jour même prévu par Pierre, celui indiqué par la prophécie du geai d’eau, celui où il pointait son bec hors du lac de la Jeune Eve.
Le soleil se levait juste, et le spectacle était abasourdissant. Pierre se mit face au lac et se tint droit, solennel, sans mot dire. Même Morgane en oublia de maugréer. La vue à elle seule valait le coup d’oeil : les montagnes dorées de narcisses se reflétaient sur l’eau d’un bleu sans pareil, le tout réhaussé par la lumière d’un soleil qui montait lentement dans le ciel.
Ils avancèrent doucement, à pas de loup, pour ne pas effrayer les oiseaux s’ils étaient là. Rien ne bougea. Ils s’installèrent dans la plus grande discrétion au bord de l’eau et attendirent. Longtemps.
Le soleil fit sa course dans le ciel toujours sans qu’ils n’osent dire un mot, puis disparut au profit d’une jolie teinte orange sur les nuages, jusqu’à ce que tout s’assombrisse et que les premières étoiles s’allument.

Finalement, Pierre se tourna vers elle.

« Je suis désolé. Je crois qu’il va falloir qu’on trouve autre chose, tous les deux. J’ai peut-être été trop ambitieux pour un début. Ou alors je n’ai pas su lire comme il faut les manuscrits. Ca m’apprendra à ne rien vouloir faire comme les autres.
– Attends. C’était ta première quête à toi aussi ?
– Bien sûr. Pourquoi crois-tu que je n’ai pas décroché un mot du voyage ? »

Forcément. Ca expliquait le plan foireux, aussi. Et tout l’espèce de côté mystérieux. Et cette vague impression qui n’avait cessé de la poursuivre qu’ils n’avaient juste aucun but précis.
Morgane songea qu’arracher la tête de Pierre, là, maintenant, tout de suite, et la garder en trophée pour rentrer pourrait être quelque chose d’extrêmement cathartique et gratifiant. Mais en voyant son regard mouillé, elle abandonna l’idée.

« Alors quoi ? On fait quoi ?
– Je… ne sais pas. On pourrait faire le tour… pour voir…
– Tu sais quoi ? T’es un chef de groupe minable. A partir de maintenant, je prends le contrôle des opérations, et je décrète qu’on va commencer par aller chercher à grailler, parce que toute la journée sans rien avaler pour pas faire de bruit pour pas effrayer ces saloperies de piafs invisibles, moi j’en peux plus. »

Alors ils se détournèrent du lac et s’en furent en quête d’une auberge pour au moins fêter leur voyage à coup de spécialités de ce coin de la carte. De la bouffe odorante et filante, ce qu’il y avait de mieux pour réparer des aventuriers brisés. Et puis, peut-être qu’ils pourraient ramasser un quelconque objet auquel ils trouveraient une histoire fabuleuse en guise de trophée de quête ?

Elle avait fait le deuil de la plume au bleu chatoyant, mais elle savait que ce n’était que le début des aventures, et finalement, une fois le ventre plein, elle se dit que ça lui convenait bien, comme début de carrière d’aventurière. Pour sûr, elle allait sans doute devoir se coltiner le Pierre et sa veste et ses cheveux paille avec elle, mais tant qu’elle ne le laissait pas choisir les quêtes qu’ils feraient, cela devrait aller. Et puis, à vrai dire, il n’était pas impossible qu’elle finisse par se prendre d’affection pour lui. Du coin de l’oeil, elle l’observa qui ravalait sa déception en même temps qu’un gros bout de pain trempé dans du fromage huileux et coulant.

Vu son appétit, il mettrait sans doute plus de temps qu’elle à digérer l’idée que finalement, les oiseaux n’étaient pas venus.