L’Esprit des autres (2007)

Son nom ? Son âge ?
Quelle importance cela avait-il après tout ?
Ce n’était pas ce qui le caractérisait. Ce n’était pas par cela qu’on le connaissait.
Ce n’était plus par cela qu’il se connaissait.

Dès sa plus tendre enfance, il avait refusé de faire face aux sentiments ; ils lui faisaient trop mal, ils l’avaient toujours blessé. Il ne voulait plus montrer ses faiblesses.
Il ne voulait même plus les ressentir.
Ancrée dans son esprit d’enfant, cette idée de s’interdire toute réaction face aux événements avait grandi avec lui.
Inconsciemment, il avait construit des murs dans son esprit. Des murs si solides que plus rien ne touchait ni son cœur, ni son esprit, ni son corps, sans même qu’il se rende compte qu’il ne ressentait plus.

Les autres se désintéressaient de lui. Sans expression, sans semblant de vie humaine, il était comme transparent. Sa voix sonnait monocorde, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une couleur qui résonnait dans son timbre.
Il faisait peur, au prime abord, et puis, très vite, il devenait fantôme, une habitude, un élément du décor des autres, et on l’oubliait.

Il n’essayait pas d’aller vers les autres ; sa solitude, cette solitude qui l’avait toujours accompagné, il ne connaissait qu’elle. Il n’avait nul besoin de s’en défaire.
Le mot « amitié » n’avait aucun sens, tout comme le mot « relation ». Il l’écoutait sans l’entendre, le lisait sans le comprendre.
Et puis, un jour, une femme s’était intéressée à son cas.

Elle était tout ce qu’il y avait de plus normal. Pas trop jolie, intelligente ce qu’il fallait, mais cela, il s’en moquait. En vérité, il se moquait même éperdument d’elle.
Elle finirait par se lasser, comme les autres. Elle le laisserait seul avec sa tranquille solitude.

Pourtant cette femme, si banale fût-elle, n’agit pas comme les autres.
Elle était tenace. Elle voulait le faire parler. Entendre les vraies couleurs de sa voix. Voir une émotion sur ce visage de pierre.
Elle l’invita, plusieurs fois. Il refusa toujours.
Et puis, finalement lassé, il finit par accepter.

Son silence ne la rebutait pas, sans arrêt, elle revenait à la charge. Aussi, petit à petit, ces murs qu’il avait construits se virent modifiés, lentement, sans qu’il s’en aperçoive vraiment.
Dans ce mur si solide, elle ajouta une porte. Ou plutôt, une trappe. Discrète, souvent fermée, dont elle seule connaissait l’existence, qu’elle ouvrait à sa guise, difficilement au début, et puis de plus en plus facilement.

Il ne connaissait pas cette femme. Il ne savait pas exactement d’où elle venait. Il ne savait pas comment agir avec elle, que faire d’elle. Elle brisait sa monotonie, la solitude dont il s’était toujours enveloppé.
Il la voyait, tous les jours, au bureau. Et puis, elle venait vers lui.

Elle lui avait raconté toute sa vie. Il l’avait écoutée distraitement, répondant brièvement, tentant de fuir ses dialogues qui mettaient tout son mode de vie en danger.
Et pourtant, elle finit par en savoir autant de lui qu’elle lui en avait appris d’elle.
Et pour finir, sans même s’en rendre compte, il l’avait aimée.
Probablement pas comme on entend aimer… Aurait-il seulement su le faire ?
Il ne l’avait pas repoussée.
La porte qu’elle avait posée sur le mur de son esprit avait pris de l’importance.
Elle avait grandi.

Moins seul dans sa solitude, il avait appris à vivre avec cette présence
Ils avaient vécu de cette façon quelques temps, ensemble, sans l’être vraiment…
Le nom de cette femme importe moins encore que le sien. L’important était qu’ils avaient cheminé ensemble…
…Et puis, quelques mois plus tard, qu’elle s’était éteinte.

On l’appela chez lui, pendant la nuit. Il était le seul numéro qu’elle avait sur elle au moment de l’accident.
Il ne comprit pas. Perdu, il vit lentement le destin lui ôter malicieusement ce qu’il lui avait apporté, ce qui était devenu une part de son quotidien…

C’est à côté du lit blanc, comme il regardait sa poitrine se soulever de plus en plus imperceptiblement, que la noyade eut lieu.
Alors même qu’il réalisait lentement ce qu’il avait vécu, ce qui était en train de se dérouler, ce qu’il allait perdre, la porte si fragile qu’elle avait créée s’ouvrit brusquement, et par elle déferla tout ce qu’il avait toujours refoulé.
Le barrage céda, ce mur si solide qu’il avait construit tout au long de sa vie…

Et soudain, il ressentit. Comme il posait les yeux sur elle, sans pouvoir comprendre, il ressentit la rage de vivre, le refus de partir, la perte de confiance, la faiblesse désespérée, la tristesse d’être englouti.
Tant de choses dont il ne se rappelait plus, qu’il avait enfouies depuis si longtemps…
Il posa sa main sur la main déjà froide reposée sur le drap, fixant les yeux clos.
Le flot tourbillonnait toujours dans son esprit, très, trop vite. Il ne savait plus comment gérer les sentiments qui l’envahissaient. Il avait oublié à quel point tout cela pouvait être douloureux.
Soudain, il perdit pied. Comme la poitrine retombait pour la dernière fois, tout devint noir et il coula.

Ils le réveillèrent. Il ne savait pas ce qui s’était passé, ni le temps qui s’était écoulé. Ils étaient trois autour de lui, tout en blanc.

Curiosité. Intérêt.

Il fronça les sourcils et essaya de se relever du lit blanc où il s’était retrouvé. Tout autour de lui était également blanc, trop blanc. Dans la pièce régnait le silence, un silence pesant, seulement troublé par le vrombissement d’une machine, ainsi que des bips émis régulièrement, qui résonnaient et bourdonnaient dans son esprit.
Il ne put se relever totalement. Il s’empêtra dans des fils qui le retenaient en arrière.
Les trois hommes le regardèrent faire attentivement.

Amusement. Moquerie, presque.

Il leva un regard interrogateur vers eux.
Ils lui expliquèrent son malaise. Ses actes étranges. Son délire.
Leurs observations…
Il n’aimait pas ces hommes, leurs regards sur lui.
Il n’aimait pas ce sentiment d’intérêt. Cette curiosité malsaine.
Il leur dit.
L’un d’eux eut un large sourire.

Satisfaction.

« Cas d’empathie profonde. Utilisation d’une partie du cerveau très peu utilisée dont la fonction nous est encore partiellement inconnue. Le sujet perçoit les sentiments environnants. »

Le verdict était tombé.
Les deux autres sourirent à leur tour.

Satisfaction de la réussite. Fierté d’avoir pu déceler un tel cas.

Il sentit qu’il ne pourrait pas partir.

Combien de temps s’écoula, où il resta allongé sur ce lit, l’esprit le plus vide possible, dans une solitude seulement troublée par le bruit de l’électroencéphalogramme, et, de temps en temps, par la visite d’une infirmière qui lui insufflait dans son esprit une peur et une gêne qui ne lui appartenaient pas ?
Il n’aurait su le dire.
Cependant, un jour, les trois hommes revinrent.
Ils le débranchèrent, lui permirent de se lever.

Intérêt. Profit.

Leurs sentiments étaient de retour, envahissaient son esprit, à tel point qu’il en devenait nauséeux.
Ils le libérèrent, le suivirent de loin.
Et lui, comme il avançait lentement dans le couloir blanc, découvrit un monde autre que celui qu’il avait connu, enfermé dans sa solitude. Un monde ponctué par le bruit, l’agitation, et par…

Tristesse, joie, anxiété, étonnement, colère…

Tout cela tourbillonnait dans sa tête. Très, trop vite.
Il essaya de recréer le mur qui l’avait protégé toutes ces années. Il n’y parvint pas ; le flot était trop fort.
Il essaya de trier ces sentiments. De ne pas se laisser envahir, de ne pas se noyer à nouveau.
Il titubait ; les hommes, derrière lui, observaient ses efforts avec attention.
Il dut s’asseoir. Il ferma les yeux, faisant difficilement le vide.
Lorsque les bourdonnements dans sa tête se tarirent enfin, il se releva.
Les trois hommes en blanc, derrière, eurent un sourire de satisfaction.

Fierté.

« Expérience concluante. Vous pouvez rentrer chez vous, monsieur. Vous êtes un cas à part, nous continuerons de vous observer. Félicitations. »

Fierté de leur trouvaille. De leur créature.

Il sortit donc, affrontant, pour la première fois, le monde des pensées.
La nausée le prit à nouveau, brutalement. Trop de sentiments. Trop de bruits. Un bourdonnement insupportable…
Il se hâta de rentrer chez lui. Seul, il put enfin respirer…
…Sans pour autant demeurer serein.
Son appartement lui-même était trop plein de sentiments. Des souvenirs… D’où venaient ces photos d’Elle ? Etait-ce seulement bien lui qui les avait mises ici ?
Il retrouva des sensations qu’il pensait avoir perdues pour toujours.
Il revit des scènes qu’il croyait avoir oubliées à jamais…

Nostalgie, mélancolie. Solitude, tristesse.

Il était seul, pourtant les sentiments continuaient d’affluer.

Perte.

Plus de mur, plus de barrage.

Abandon, tristesse.

Ses yeux le brûlaient. Il ne contrôlait plus son esprit. Ses souvenirs d’Elle remontaient.

Souvenirs, et puis… Sentiments…

Les premiers sentiments qu’il avait ressentis depuis bien longtemps n’étaient même pas ses propres sentiments.
Ils appartenaient à Elle, Elle qui lui avait rendu la faculté de s’ouvrir au monde…
Sa rage de vivre et son désir de résister. Son espoir de vaincre.
Et puis il avait senti ces sentiments se faner, et son esprit s’éteindre.
Il l’avait senti… Comme il sentait désormais ce vide.
Et pour la première fois depuis bien longtemps, il pleura.

Larmes. Tristesse. Solitude. Lourde solitude. Peur de la solitude…

Il essaya de reprendre une vie normale. Une banalité qui comblerait le vide… Qui lui permettrait d’échapper à sa solitude… Mais chaque jour était un nouvel enfer, dans lequel il se retrouvait coincé entre les sentiments de ses collègues, les souvenirs d’Elle qui flottaient partout, les esprits des gens dans la rue, un flot qui tourbillonnait allègrement, encore, encore, et toujours, dans sa tête.

Joie, peine, peur, plaisir, tristesse, colère, amour, haine…

Chaque jour un nouveau sentiment, un autre qu’il ne connaissait pas, provenait de cette masse d’individus. Chaque jour, il les croisait, et sans savoir qui ils étaient, savait exactement leur état d’esprit.
Pourtant, de tous ces esprits anonymes, un le retint. Un sentiment qui perçait, sortait de la masse, et résonnait dans sa tête, de plus en plus fort.

Désespoir. Désespoir. Désespoir.

Il le percevait tous les jours dans le bus, en allant au travail. Il mit longtemps à trouver sa provenance exacte.

Désespoir

Une fille en face de lui. Pas si vieille ; probablement étudiante.
Il croisa son regard. L’oppression le fit voir flou.

Désespoir.

Tous les membres de son corps le ressentaient. Le sentiment vibrait en lui, le faisait trembler, lui brouillait la vue.
Il détourna rapidement le regard.

Quelques jours plus tard, il abandonna la bataille. Il donna sa démission. Il n’en pouvait plus.
Travailler était devenu impossible. Tout était flou ; les sentiments des autres mêlés aux siens, qu’il était lui-même incapable de distinguer du reste.

Etonnement du patron.
Vague soulagement des collègues face au départ de cet homme bizarre qui leur faisait peur.

Il partit sans plus de cérémonie, et sortit, flâna en ville. Assis contre le mur, pour la première fois, sans se soucier de son état physique, sans se soucier des bourdonnements incessants, il laissa les sentiments l’envahirent librement.
Une vague qui le portait…

…Joie, peine, peur, plaisir, tristesse, colère, amour, haine…
Désespoir.

Il sursauta. Le sentiment était réapparu, plus fort que jamais.
Il releva la tête. La fille du bus était là.
Elle croisa son regard un bref instant, puis se détourna, et continua son chemin.
Sans vraiment savoir pourquoi, il la suivit.

Intrigue, curiosité, perte…
Désespoir.

Ils se retrouvèrent sur un pont. Elle le regarda sans le voir, peu soucieuse de sa présence, comme si plus rien n’importait.
Ils étaient seuls.

Interrogation. Appréhension…
Désespoir.

Elle se détourna pour la dernière fois, se penchant pour admirer l’eau passer sous le pont.
Il comprit trop tard, et, pris par surprise, se noya à nouveau.
Un sentiment trop fort, et si contraire au premier qu’Elle lui avait fait éprouver…

Désespoir.
Fatigue de vivre. Tristesse. Désespoir.
Soulagement d’en finir…

Il la regarda, submergé. Ses sentiments à lui n’avaient plus de place dans son esprits tant ceux de cette fille étaient forts. Il ne pouvait plus rien faire.
Elle enjamba le pont.
Désespoir.

Plus fort que jamais, ce sentiment à lui seul l’engloutit.
Elle sauta.
Il ne vit plus rien. Il ne sentit plus rien.
La vague l’engloutit. Le noir l’enserra.
Son esprit retrouva son vide originel.

« On nous annonce deux étranges cas de suicide sur le grand pont de la ville. Les circonstances sont inconnues. »

« Messieurs, c’est un nouvel échec. Notre sujet d’étude a succombé. »

Succombé, englouti. Alors que toute sa vie, il avait maintenu un barrage qui retenait ses propres sentiments…
…C’est dans ceux des autres qu’il s’était noyé.