J’ai grandi avec l’impression d’un chemin tout tracé, comme si on m’avait présenté des recettes, des jolies phrases toutes faites, des choses auxquelles m’accrocher pour me développer, parce que « c’est comme ça que ça marche ».
Pendant des années, je n’ai jamais rien remis en question.
Et puis, petit à petit, mon monde s’est assez cassé la figure pour que je me rende enfin compte qu’en fait… tout ça ne marchait pas du tout. Il fallait tout reprendre à zéro.
Il m’en a fallu, du temps et des électrochocs (des crises multiples qui ont déjà fait l’objet d’articles de blog ont, je l’avoue, beaucoup aidé), pour que je finisse par développer un esprit critique.
Ce n’est pas que je n’avais pas d’esprit; c’est que j’ai l’impression qu’on ne m’avait jamais invitée à l’utiliser pour questionner. Je ne sais pas à quel point cette impression est fondée, mais les résultats étaient là.
Je n’oublierai jamais la première fois où j’ai réalisé que « cette personne que j’admirais plus que tout n’était pas un modèle à suivre ». J’ai pleuré plusieurs jours. Depuis, ce genre de petites explosions s’est multiplié. Ca arrive encore régulièrement. Mon univers, ou au moins un bout de mon univers, vole en éclats et je dois tout reconstruire. Je pleure un peu moins, j’apprends à appréhender, à gérer. Je cherche ce qui marche.
Je trouve des choses, surtout par élimination. Je considère que je suis quelqu’un qui a beaucoup de chance dans sa vie, mais celle de trouver le bon chemin du premier coup n’en a pas fait partie.
J’étais avec un ami il y a peu, et nous parlions des comportements autodestructeurs que nous avions pu avoir. « Tu sais », il m’a dit, « il y a quelques années, j’ai fait plusieurs erreurs, pour lesquelles j’ai eu besoin de me punir. Je l’ai fait de la pire manière qui soit. J’ai trouvé un CDI à temps plein, une petite amie exclusive, et un appartement pour vivre avec elle. J’ai failli devenir fou. »
Un emploi fixe. Un lieu de vie fixe. Une relation stable. C’était « la recette de base pour que ça marche », non ? Trois gages de réussite complète. Je connais beaucoup de gens qui auraient donné cher pour réussir à atteindre ce stade. La moi de 2010 en aurait eu les yeux qui brillent. La moi de 2012 n’aurait jamais compris sa phrase.
La moi de 2016 l’a juste regardé avec compassion. « Je suis désolée. Je comprends. Je suis contente que tu t’en sois sorti. »
J’avais fait la même erreur que lui. Me raccrocher à cette recette qu’on nous survend, essayer de suivre le chemin copain-emploi-maison, j’avais essayé, moi aussi. Plusieurs fois, même.
Il y a eu la première réalisation, celles des relations. On nous les présente comme hyper présentes dans nos vies, à tout prix fusionnelles, autour desquelles tout le reste doit tourner.
Sans avoir encore mis les mots dessus, je me sentais coupable d’être asexuelle, coupable d’être polyromantique. Coupable d’exister en souhaitant une relation malgré tout. J’ai essayé pendant plus de six ans de rentrer dans ce moule, faire des compromis sur ma nature pour que ça marche, quel qu’en soit le prix. Une relation fusionnelle après l’autre, une réaction de dépendance après l’autre, j’ai fini par y laisser plus que quelques plumes : ce n’était pas ce qui marchait.
Maintenant, j’ai appris. Exit, le doux coton des relations fusionnelles qui se transforme en montagnes russes émotionnelles bien trop dangereuses pour moi. Exit, de me sentir forcée à des relations physiques « pour le bien du couple ». Exit, de me sentir coupable de penser à quelqu’un d’autre de temps en temps.
Ce premier moule-là a volé en éclats. Je me rapproche de « ce qui marche ».
Il y a ensuite l’emploi. Il n’y a pas deux ans, j’épluchais cyniquement les annonces d’emploi, en déplorant de ne trouver aucun CDI, aucun temps plein, rien de « sérieux, fixe, fiable ». Un vrai boulot chiant, quoi !
Alors forcément quand on m’a proposé un premier CDI, j’ai sauté et pleuré de joie.
J’ai regretté.
Le CDI suivant, j’ai grincé des dents, mais quand on m’a dit « C’est ça ou rien », j’ai dit oui. « Il faut bien manger ».
J’ai regretté. J’ai fini par le plaquer pour passer en CDD. A temps partiel. Avec une activité indépendante totalement incertaine à côté.
Parce que « le vrai boulot chiant », ce n’était pas le bon moule à nouveau. Maintenant je vis dans la précarité, je mange des nouilles « comme une étudiante », je me maintiens en forme malgré tout, en faisant ce que j’aime. Je me rapproche de « ce qui marche ».
Il y a le logement. Ce besoin maladif d’un « cocon », d’un « chez moi » est tellement présent et ancré en moi qu’il fera l’objet d’un autre article, plus tard. J’ai eu un vrai chez moi, pas longtemps, avec mes meubles et mes envies et mes invitations à qui mieux mieux et mon statut d’aubergiste et ça a été une des plus belles expériences de ma vie. Et une de mes plus belles prisons, aussi. Maintenant, j’ai de quoi meubler un 60m² dans la grange chez mes parents, et je ne sais pas quoi en faire. Cela fait deux ans que je vis sac sur le dos et que penser à ces affaires me fait faire des crises d’angoisse.
J’ai eu la chance de rencontrer une fille assez hors du commun l’été dernier, qui m’a dit « Le plus dur, c’est de tout empaqueter, et de se débarrasser des cartons. Une fois que c’est fait… on se sent si léger. Si libre. »
Pétrie d’angoisses qui avaient resurgi seulement quelques jours avant, lors d’un retour chez mes parents, je lui ai envié cette légèreté, cette liberté. J’y réfléchis beaucoup, depuis. Je ne suis pas sûre de « ce qui marche » pour moi.
Dans dix jours, je vais signer pour un nouvel appartement. A mon nom. Où il y aura mes affaires, où je pourrai inviter des gens à manger, à dormir.
J’en fais des nuits blanches.
J’ai testé plusieurs chemins d’appartement : l’appartement en résidence étudiante. L’appartement en colocation. L’appartement en logement de fonction. L’appartement à moi seule, l’appartement à deux…
Je teste un nouveau chemin. Un petit appartement pas cher, déjà meublé, un « je pars quand je veux », du moins je l’espère. J’ai encore beaucoup de chemin à faire de ce côté-là, ne serait-ce que pour me détacher du superflu.
Ce moule me terrifie. J’essaie de le briser. J’essaie de trouver « ce qui marche ».
Il y a plein d’autres sujets sur lesquels je ne sais pas où j’en suis. Ne serait-ce que mon rapport à mon corps : trouver « ce qui marche » pour me défouler physiquement (quand les dizaines de sports que j’ai pu essayer n’ont jamais été convaincantes), « ce qui marche » pour me nourrir (quand manger trois repas par jour contribue à me faire perdre la tête), « ce qui marche » pour toutes les choses qui me tournent dans la tête (quand « tu devrais te raccrocher aux petites choses, tu devrais pas être aussi négative » ne contribue qu’à me faire culpabiliser de ne pas savoir prendre mes pilules-du-bonheur au bon moment)…
C’est valable politiquement aussi, d’ailleurs. J’ai eu une épiphanie il y a quelque chose comme un mois ou deux, pas plus. « Hé mais, en fait, je suis anticapitaliste ? »
Ce n’est pas une prise de position subite. C’est une vraie conviction ancrée depuis des années, sans doute très liée à une incompréhension totale que j’ai toujours eue de la notion même « d’argent ». Je n’y avais juste jamais réfléchi, je n’avais jamais cherché à mettre un mot dessus avant. J’étais tellement prise dans le moule que je n’ai jamais envisagé la possibilité qu’il pouvait y avoir autre chose. Je ne sais pas trop « ce qui marche », de ce côté-là, mais clairement, la place de l’argent dans la société n’est pas « ce qui marche » pour moi.
Ce n’est qu’un exemple supplémentaire. Je ne suis pas là pour vous convaincre qu’il faut tout renverser. Je mets juste le doigt sur toutes ces choses qu’on m’a présentées comme immuables, et qui, pourtant, ne marchaient pas.
J’ai l’impression de vivre cette traîtrise de l’enfance, quand on découvre que le Père Noël n’existe pas. Sauf que je n’ai jamais eu l’expérience de cette petite traîtrise-là, mes parents ayant eu le bon goût de ne pas me faire croire à ce Père Noël.
Mais le Père Noël dont je découvre l’inexistence maintenant est beaucoup plus gros. C’est le Père Noël de l’avenir tout tracé, celui qu’on vous vend par exemple en vous disant toute votre scolarité « Je ne m’en fais pas pour toi », qui vole en éclat. C’est un deuil énorme à porter, celui du dessin d’enfant qui représente une maison, une famille et un chat, avec un soleil qui sourit dans le ciel et des fleurs qui parlent dans le jardin. C’est la croix sur la stabilité qu’on nous a tellement vendue.
Parce que cette stabilité : elle ne marche pas.
On vit dans une société de concepts prêts-à-porter, censés couvrir toutes les possibilités, mais soyons honnêtes : ceux pour qui ces vêtements-là sont bien taillés sont rares et ne se rendent pas compte de leur chance. Si à une époque j’ai essayé désespérément de trouver le vêtement à ma taille, j’ai fini par laisser tomber. Maintenant je me fournis dans des friperies ; j’achète des vêtements démodés qui ne coûtent rien, et je les coupe, les recouds, et je les fais à ma mesure. C’est beaucoup de travail, mais ça me coûte moins cher, et ça me va mieux. Alors pourquoi je m’en priverais ? Sous prétexte que « ce sont des fringues qui craignent » ?
On n’a pas tous les moyens de se faire faire des vêtements sur mesure. Alors il faut trouver « ce qui marche » dans ce qu’on nous propose.
J’enfonce peut-être des portes ouvertes pour beaucoup, mais j’ai fini par tirer mes propres conclusions de ce que j’ai pu vivre et voir vivre. Si cet article ne va sans doute pas enseigner grand chose, il me permet (égoïstement, mais rappelons que j’écris autant voire plus pour moi que pour vous sur ce blog) de faire un point sur mon chemin. Et si ça peut aider quelqu’un en route, c’est toujours ça de pris.
Ce qui marche n’est pas universel. On ne sait jamais ce qui va marcher pour un autre ; c’est déjà bien assez difficile de trouver ce qui va marcher pour soi. Certains nous envient ce luxe que nous avons de pouvoir tester, jusqu’à trouver, ces choix que nous avons le droit de faire. Sans apprécier l’énergie que ça exige, et sans se demander pourquoi il y a tant de personnes égarées qui finissent par tomber sur un chemin sans plus se relever. Ces gens-là sont parmi ceux qui ont conçu les moules. A nous de concevoir les nôtres.
« Ce qui marche », finalement, c’est moi. C’est moi qui essaie un chemin après l’autre. Mes pieds sont fatigués mais ils continuent d’avancer. Et ils se moquent bien d’où ils vont, maintenant qu’ils ont compris que la destination qu’on leur a toujours vendue n’existe pas. L’important, maintenant, c’est que le chemin soit le plus chouette possible.
Alors maintenant, en marchant, je n’hésite plus à prendre un virage inattendu, obscur, peut-être risqué.
Mais ça, c’est « ce qui marche » pour moi.