Et toi, à quoi tu sers ?

Il n’y a pas beaucoup d’enseignants que j’ai vraiment admirés, qui ont réellement fait une différence dans ma longue scolarité. En dix-neuf ans (de la primaire à mon dernier diplôme), j’en ai vu passer, pourtant, mais ils étaient rares, les passionnés, ceux qui étaient vraiment là avec la foi et l’envie de transmettre des choses à leurs élèves. Je dois pouvoir les compter sur mes deux mains.
Remarquez, maintenant que j’ai pu apercevoir l’envers du décor, je comprends mieux les cyniques qui profitaient du système, ceux qui débitaient toujours le même cours d’année en année, ceux qui avaient totalement abandonné ou ceux qui quittaient la salle en pleurant et ne revenaient qu’au bout de deux mois. Mais même si j’aurais plein de choses à dire là-dessus, ce n’est pas le sujet aujourd’hui.

Parmi ces passionnés, ces attentifs à leurs étudiants, à la pédagogie pas toujours adaptée mais qui essayaient et surtout écoutaient malgré tout, il y a eu Mme M.

Mme M, c’était ma prof de psychologie du développement entre 2013 et 2015. Une petite bonne femme pas bien haute, pas bien grosse, plus toute jeune, mais qui avait la force de vie de tous ses élèves rassemblés.
Elle était pénible, Mme M. Elle avait ses idéaux, ses exigences de travail, parfois elle était de ces profs qui croyaient qu’il n’y avait que leur matière et donnait donc une quantité monstrueuse de travail.

Et pourtant, Mme M., c’était une des profs les plus humains que j’aie eus. Après mon burnout, quand j’ai essayé de revenir en cours et que je lui ai montré l’arrêt de travail donné par le psy, elle m’a regardée et m’a balancé d’un ton sec : « Mais qu’est-ce que vous fichez ici ?! »
Elle n’y allait pas par quatre chemins, Mme M., quand elle avait des choses à dire, elle les disait. Elle était un peu crue, des fois.

Son ton était sec, mais elle ne m’a pas engueulée. Elle m’a fait comprendre que je n’avais rien à faire là, mais elle m’a laissé faire ce que je voulais. Moi, c’était encore un peu trop tôt pour que je comprenne, j’étais dans cet état d’esprit où « je ne pouvais surtout pas rater des cours, je ne pouvais déjà plus aller travailler, il fallait que je valide mon diplôme ». Elle m’a acceptée en cours, m’a dit de prendre soin de moi. Je suis restée les deux heures.
On a parlé d’apprentissage par l’analogie, ça aussi, il faudra que je vous en parle un de ces quatre.
Bon, les cours de Mme M., c’était un peu cryptique, parfois. On sentait qu’elle voulait qu’on comprenne, mais elle partait un peu dans tous les sens, des fois, avec des notions qu’on avait du mal à saisir.
Et puis elle nous a donné des dossiers à faire, avec une consigne principale, une seule.
« Peu importe le sujet : ils doivent faire sens. »

Perplexité dans l’assemblée. Faire sens, c’est quoi ?

« Vous ne vous forcerez pas à travailler sur des choses qui ne font pas sens ; vous ne feriez que recracher mes cours, ou paraphraser des bouquins, et moi, ça ne m’intéresse pas. Ca fait des années que des élèves me font des dossiers, et ce sont ceux qui ont trouvé les sujet qui faisaient sens pour eux qui étaient les plus riches. Intéressez-moi. Trouvez ce qui fait sens. »

Ses mots ont résonné. J’étais fragile, et tout ce qu’on me disait (surtout en cours de psychologie, vous pensez), je me le prenais de plein fouet. Là, évidemment, je ne pouvais que le prendre pour moi.
Rien ne faisait sens. Ma présence dans cette salle. La situation dans laquelle j’étais.
Je n’ai pas écouté la suite du cours. J’ai cherché le sens, mon sens. J’ai pris conscience que même en ayant passé un an à faire un mémoire sur « Making meanings » deux années plus tôt, je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait vouloir dire.
Le cours s’est terminé, j’ai fui la salle en pleurant. Je lui ai dit merci, au revoir. Je ne suis pas retournée en cours du semestre. J’avais trop de choses à régler avant.

A la réflexion, déjà l’année d’avant, elle avait essayé de nous inculquer ça. Mais allez faire comprendre un truc pareil à des L2 de 19 ans avec autant de jugeotte qu’un collégien. Les élèves ont torché leurs dossiers, et voilà. (Moi, j’étais contente : ça m’a permis de justifier un travail de recherche sur le jeu de rôle dans le jeu vidéo. J’ai eu de la chance, et mon semestre a été intéressant.)

Et même en CM, elle nous parlait de sens. Elle en mettait, du sens, dans tout ce qu’elle faisait, elle. Elle ne devait pas être loin de la retraite, mais qu’est-ce qu’elle se démenait ! Elle faisait des cours de licence, de master, organisait des colloques, tenait des permanences exprès pour ses élèves (et ils n’étaient pas nombreux à le faire.)
Elle donnait tout pour ses élèves. Ce qui faisait sens, pour elle, c’était de les accompagner. C’est de loin une des profs les plus dévoués que j’ai eus.

A côté de ça, Mme M. était gravement malade. Déjà l’année d’avant, elle avait raté beaucoup de cours.
Peu de temps après que j’ai arrêté d’aller à la fac, après mon burnout, un remplaçant a pris sa relève pour la plupart de ses cours, dont les miens, pendant qu’elle assurait encore ses permanences. Pour ses élèves.
Puis, lorsqu’elle n’a vraiment plus pu, elle n’a plus assuré ses permanences.

Je n’ai jamais revu Mme M. depuis ce jour où elle m’a fait durement comprendre qu’on ne faisait que survivre quand on se forçait à faire des choses qui n’avaient aucun sens.
A la fin de l’année 2014, je recevais un e-mail de l’université : jusqu’au bout, elle s’était accroché à son sens, en essayant de nous enseigner comment trouver le nôtre. Mais moins d’un mois après sa dernière apparition à la fac, sa maladie avait eu raison d’elle.

Ce soir-là, j’allais fêter le nouvel an. Mais d’abord, j’ai pleuré.

Depuis, je cherche ce qui fait sens.

Et cette question hante mon quotidien, en permanence.

« A quoi ça rime, tout ça ? Pourquoi je fais ça ? »

Je cherche les moments où je me sens réellement en vie, et ils sont rares. Ces moments où je sens que je sers.

« A quoi tu sers ? »

On l’entend souvent, entre potes, ou on le voit sur internet : « Pfff, tu sers vraiment à rien. »

C’est désuet, et pourtant, cette idée de servir est centrale pour moi.
C’est ma vision des choses mais « servir », c’est comme « faire sens », comme « être à sa place ».

Pourtant, c’est dur de servir à quelque chose, par les temps qui courent. Ou en tout cas, c’est l’impression qu’on me donne.

« De la recherche en linguistique ? Ca sert à quoi ? »

C’est ma passion. Ca m’enrichit. Ca me permet d’en parler avec les gens, de réfléchir à l’impact de nos mots sur la société…

« C’est bien beau mais c’est encore nous qui allons payer un truc qui sert à rien avec nos impôts ! »

…ça ne sert pas à rien. Le langage est ce qui forme notre réalité. Mais ça ne se monnaie pas, non.

« Ben oui ma petite, mais faut bien que tu serves à la société pour t’intégrer ! »

Ca ne se monnaie pas, alors socialement, c’est inutile.

« Je vois bien votre profil, vous, et vous voulez bien faire, mais concrètement, vous ne serviriez à rien dans l’entreprise. Nous on veut des experts, des gens qui ont de l’expérience. »

La bonne volonté, celle de bien faire, de faire avancer les choses, ça ne sert à rien. Ca ne se monnaie pas, non plus. Ca s’admire, ça se respecte. Mais s’il n’y a pas autre chose à côté, c’est inutile.

« T’es bien gentille mais c’est pas avec tes belles paroles que tu vas faire avancer la boîte. Alors oui on écoute nos employés, mais non on ne va pas payer plus pour qu’ils se sentent mieux. Au mieux, on fera ce qu’il faut pour leur mettre de la poudre aux yeux. »

Quel que soit le milieu, toujours la même rengaine. Il ne fait pas bon être idéaliste, il ne fait pas bon vouloir se mettre au service du bien-être des gens.
Tu veux être prof et bien faire ton boulot ? C’est dommage. Les choses font que tu ne peux plus gérer tes élèves au cas par cas vu le nombre, tu ne peux pas les écouter, tu ne peux pas les accompagner. De toute façon, si tu le fais, on te tombera dessus, parents ou supérieurs. Il faut juste les fondre dans un moule, ou les laisser couler, et surtout, surtout, que le lycée ait des bonnes notes à la fin (il n’y a qu’à voir le système de notation du bac).
Tu veux aider autrui à son insertion professionnelle ? Alors pour les jeunes, n’y pense même pas. Si ce sont des élèves, tu les verras une demi-journée sur l’année, et on t’aura dicté tout ce qu’il faut leur dire. Il ne faudrait quand même pas qu’ils sortent des rangs. Des moins jeunes ? Très bien, on va te donner un portefeuille de jeunes actifs (oui, « un portefeuille », rien que le terme…), et tu auras là encore une heure par mois à leur accorder maximum, tout en leur proposant le plus de choses possibles pour t’en débarasser au plus vite. Tu voulais les écouter et leur apporter un suivi spécialisé ? Dommage.
Du chiffre, toujours du chiffre.
Tu veux que les travailleurs se sentent bien dans leur travail ? Tu ne crois quand même pas que l’entreprise va payer pour ça. Il ne faut pas exagérer, il n’y a pas d’argent à mettre là-dedans. Au mieux, on paie un partenariat avec une écoute psy, hop-là, conscience tranquille, s’ils ne sont pas bien ils savent où aller. Mais améliorer les conditions de travail, non non non. Trop d’investissement, trop de changement. Il faudrait voir à ne pas tout bousculer. Et puis, oh : tout ça a un coût. C’est plus simple de garder un turnover élevé, regarde : les salariés partent d’eux-mêmes…

Je ne parle que des milieux que j’ai fréquentés. Je ne prétends pas détenir le savoir ultime. Pourtant, après avoir discuté avec beaucoup de monde, de plusieurs milieux différents, c’est la même chose qui ressort, encore et encore : résultats immédiats, le profit avant tout, il faut de l’argent pour vivre après tout.

En politique, c’est pareil, d’ailleurs. Il ne faudrait pas songer à une politique meilleure sur le long terme : le long terme, c’est cinq ans, c’est la réelection. Après, on verra. Plus loin, peu importe. Il faut se mettre les gens dans la poche… leur argent avec.

Il y a une faille énorme dans notre système actuel. Il fonctionnerait probablement à merveille pour des robots qui carbureraient aux billets verts .
Le problème, c’est que nous sommes humains. Et la valeur de notre humanité, elle, ne se compte pas en euros.

Il faut de l’argent pour vivre, mais pas vivre pour l’argent.
J’aimerais ajouter une ligne : si l’argent aide à vivre, on a d’abord besoin de notre humanité. Sinon, à quoi bon vivre ?

Il y a servir et servir. Il y a ce « tu ne sers à rien » qu’on vous balance, parce que vous n’êtes pas bien dans les cases de la société et qu’ « on ne peut rien faire de vous ». Vous ne servez à rien parce que vous ne valez rien, dans le grand supermarché de l’emploi. On ne va pas vous acheter, vous payer à « ne rien faire ».

Et puis il y a ce « je suis là, et je sers. » Celui qui a du sens. Celui qui veut dire qu’on sert à soi, aux autres. Celui qui fait aller les gens mieux. Celui qui indique qu’on a trouvé notre place.
Ca peut être quelqu’un qui vous dit merci, ou un simple sourire.
Ca peut aussi, simplement, être ce sentiment intérieur et profondément chaleureux de savoir que ce qu’on fait, là, on le fait bien, et que quelque part, on rend les gens heureux.
Et loin des beaux discours, tout ça : On change la vie.
(Oui, j’ose Goldman.)

Je ne sais pas vous, mais je suis à cette étape de ma vie où je choisis entre servir à une société qui n’a aucun sens pour moi, qui tourne autour d’une notion qui en a encore moins, celle de l’argent… et servir à moi-même et à mon entourage, changer la vie, à petit pas, plutôt que m’enfermer dans un système qui ne fonctionne pas et qu’on voudrait rendre encore plus dysfonctionnel.

Alors peut-être que je dis ça parce que j’ai toujours connu le confort, le luxe de ne pas être vraiment dans le besoin… Mais soyons honnêtes : si je ne dois plus manger qu’un repas par jour ou moins, lequel sera constitué exclusivement de pâtes, pour pouvoir choisir le « servir » qui a du sens, je le ferai.

Je ne ferai que ce en quoi je crois.

Je ne dis pas non à un travail salarié, mais le supermarché de l’emploi s’arrête ici, pour moi. Je ne suis pas un produit sur un rayonnage, qu’on prend et qu’on jette parce qu’il est trop cher ou moins bien.
Mes expériences passées m’ont fait comprendre que toute relation implique un respect mutuel. Dans une relation amoureuse, désormais, si on me pousse à abandonner ce que je suis, je claque la porte sans retenue.
Je ne vois pas en quoi ce serait différent dans une relation de travail.
Les DRH ont le droit de se montrer exigeants dans leur recrutement, et je les comprends ; mais j’ai moi aussi le droit de me montrer exigeante quant au poste que j’occuperai, la boîte dans laquelle je travaillerai.
Salariée, pourquoi pas, mais l’entreprise a intérêt à être à la hauteur.
Et surtout, surtout, le boulot a intérêt à avoir du sens pour moi.

Ca ne va pas être facile : ce qui a du sens pour moi ne se monnaie pas. C’est l’échange humain, c’est ce soutien, cet apport, ce sourire sur le visage des gens, sans aucune autre contrepartie – car toute monétisation de cet échange lui ferait perdre tout son sens.
Je garde en moi la conviction qu’il est possible de trouver un équilibre de ce genre, même dans le monde salarial. Je dis juste qu’on n’y est pas encouragé. Il faut bien s’entendre avec ses collègues, mais pas trop (alors qu’une équipe réellement soudée ferait tellement de miracles). Il faut être proche de sa hiérarchie, mais pas trop (alors qu’enlever l’épée de Damoclès qu’elle fait peser sur nous en permanence rendrait les choses tellement plus vivables). Il faut grossir et grossir encore pour faire toujours plus de chiffres, alors que partager le marché entre de nombreuses petites entreprises rétablirait sans doute un équilibre et éviterait surtout considérablement les dérives de bureaucratie telles qu’on les connaître trop bien chez nous, celles qui annihilent toute efficacité et tout le sens lié initialement à l’entreprise

Appelez-moi idéaliste. Pas de souci. Je vois l’état social actuel : je vous comprendrai même.

Mais n’empêche qu’entre faire 35h par semaine un boulot non-précaire qui me grignote de l’intérieur, me dévore toute mon énergie, me privant au passage de mon temps libre, et surtout n’a plus aucun sens autre que « il faut bien gagner sa vie » ; et m’adonner 40 à 50h par semaine à quelque chose auquel je crois fermement, qui me donne de l’énergie au lieu de me la voler, et donne un sens tout humain à ma vie, mon choix est tout fait.

Vous savez, ce que j’ai dit, plus haut, comme quoi le langage est ce qui définit notre réalité ?
Je vous propose de redéfinir nos réalités sociales en arrêtant les abus de langages : nous n’avons pas à « gagner notre vie ».
Notre vie, on l’a, dès notre naissance. Ce n’est pas quelque chose qui se gagne. Ce n’est pas quelque chose que des gens « supérieurs » vont nous autoriser à avoir avec de l’argent. Personne n’a le droit de vie sur nous ; nous ne sommes pas des esclaves. Nous n’avons pas à être des serveuses automates. (Oui, j’ai revu Starmania dernièrement. C’est fou ce que c’est d’actualité.)
Arrêtons de « gagner nos vies ».

Nous avons le droit de vivre, pour nous, et plus que tout, nous avons le droit de donner un sens à nos vie. Un sens autre que celui de « servir » à une société qui marche sur la tête. Un sens autre que l’argent.
Parce qu’on vaut mieux que ça.
On vaut mieux qu’être des produits de consommation dans un grand supermarché de l’emploi qui n’a plus aucun sens.

Parce que notre humanité, c’est elle le sens. Et elle n’a pas de prix.

Merci pour vos enseignements, Mme M.