Difficile de passer à côté de l’information si vous m’avez un tant soit peu suivie sur les réseaux sociaux ces derniers temps : voilà un petit mois que j’ai un NouvoBoulo. Fin novembre, je suis devenue créatrice de magie au Pays des Merveilles.
Étant donné la nature surprenante du job, on me pose régulièrement plein de questions. Il me semble donc assez naturel de vous pondre cet article pour vous en dire plus, et répondre ainsi en une fois à tout le monde.
Tout d’abord, LA question que j’ai le plus, c’est : concrètement, tu fais quoi ?
Le vrai intitulé du poste (enfin, un des postes) de créatrice de magie au Pays des Merveilles, c’est « Opératrice/Animatrice d’attraction », abrégé OAA (d’où un premier hashtag que vous avez peut être vu passer une ou deux fois, #MaVieDOAA).
Comme je n’avais pas une idée très claire de ce en quoi ça consistait, moi non plus, j’ai commencé par chercher la fiche-métier : complète, instructive, effrayante juste ce qu’il faut.
Les OAA, ce sont ces gens que vous voyez en vous demandant à quoi ils servent et en vous disant que leur boulot doit être super chiant. Ces gens qui « ne servent à rien » mais qui « font tout ». Ils vous disent bonjour à l’entrée de l’attraction, ils vous placent, ils vérifient votre sécurité, ils lancent l’attraction, s’assurent que tout fonctionne bien, puis vous disent au revoir, et recommencent.
Ça, c’est la version simple. Celle que j’avais en tête avant d’arriver. En vrai, OAA, c’est un peu plus compliqué que ça.
Mais quitte à témoigner des coulisses du Pays des merveilles, autant que je le fasse chronologiquement.
Voilà donc comment je me suis retrouvée à porter le costume d’une créatrice de magie.
La candidature
Soyons honnêtes : mon arrivée au Pays des merveilles est en grande partie dûe à un énorme coup de pot.
En juillet dernier, après l’obtention de mon dernier diplôme (celui en psychologie, quand je me centrais sur l’ergonomie et la psychologie du travail), je me suis lancée dans la recherche d’un emploi qui collerait bien avec les études que j’avais faites.
Si on récapitule mes huit ans d’études (oui, je vous liste éhontément mon CV) :
– Une licence de chinois ;
– Une licence d’anglais ;
– Une licence de psycho ;
– Un M1 de littérature anglaise en Chine (qui ne vaut donc rien) ;
– Un M1 langue, culture, entreprise de chinois avorté (qui ne vaut donc pas grand chose non plus) ;
– Un master de recherche en anglais (avec un sujet de mémoire aux petits oignons, puisqu’il parlait de nonsense, d’absurde, de Douglas Adams et de Lewis Carroll).
Bilan : de la théorie, de la théorie, de la théorie, de la recherche théorique, un stage pratique pour ma licence de psychologie mais court et peu représentatif… Et à côté, mes trop nombreuses expériences en enseignement axent mon CV sur un emploi que j’aimerais cesser de faire une bonne fois pour toutes. (Je reviendrai sur mon dégoût de l’enseignement dans un autre article je pense. D’ici quelques temps. Je ne suis pas prête, là.)
Dommage, quelque part : je ne compte plus les offres de postes d’enseignante bouche-trou, avec des horaires ridicules et qui impliquent de cumuler au moins trois contrats pour vivre, que j’ai vues passer (ou qu’on m’a même, parfois, proposées personnellement. Diantre !)
Je finis bien par trouver quelques emplois qui correspondraient à mon profil, de la conception-rédaction pédagogique, surtout. Pas inintéressant, mais je me fais refouler à l’entrée de plusieurs boîtes, après quelques entretiens, parfois pour des motifs vraiment bidons – mais c’est la loi du marché du travail.
D’autres offres, plutôt tournées vers la communication, sembleraient me correspondre. Je tente de m’auto-former, mais dans un pays où le diplôme fait foi, je n’ai guère de chance de m’en sortir sans avoir des preuves tangibles.
Je me lance dans la recherche à l’étranger, mais vise sans doute un peu haut. Rien n’aboutit.
Bref. Après des dizaines de CVs, de lettres de motivation, tous modifiés, adaptés au poste, je finis par déprimer un peu pas mal. Mes diplômes ne servent à rien, je ne sais rien faire, bouhouhou.
Survient alors octobre 2015. Mes amis m’offrent un tour dans un célèbre parc d’attractions européen. Comme c’est dans l’air de mon temps, je pars avec un CV sous le coude : manque de chance, on me demande de parler allemand.
Je ne parle pas allemand, et c’est un des plus gros drames de ma vie. J’y travaille, hein, mais Rome ne s’est pas construite en un jour et apprendre une langue, c’est long, surtout quand on le fait seul dans son coin.
Qu’à cela ne tienne. A mon retour du séjour, je décide de postuler pour un autre célèbre parc d’attractions européen qui, lui, se trouve en France et ne me demandera pas plus que du français, de l’anglais, et peut-être de l’espagnol. Et qui sait, peut-être même que le chinois sera utile. Dans tous les cas, je parlerai des langues étrangères, et c’est tout ce que je demande (en même temps, c’est tout ce que je sais faire, concrètement, sur le papier).
Je vais donc sur leur site de recrutement, et découvre qu’une « session de casting » est organisée dans ma ville quatre jours plus tard. La date limite de candidature tombe… le jour même. Il est 17h30. J’ai une soirée à 19h. Je pars à 18h30. Leurs bureaux ferment sans doute à 18h.
C’est un peu short, mais qui ne tente rien n’a rien : j’envoie en deux temps trois mouvements ce que je peux, soit un CV en anglais qui n’est plus à jour et une lettre de motivation écrite en cinq minutes sur le fil (à force d’en rédiger, on finit par acquérir des automatismes…)
Une heure après, je reçois un mail de confirmation : je suis retenue pour le casting.
Efficacité irréprochable.
Le recrutement
Quatre jours plus tard, je suis prête à affronter le monde des paillettes et des contes de fées. J’ai acheté exprès une nouvelle tenue d’entretien, car je n’avais rien sur place. Et quand j’arrive, je suis accueillie par une héroïne de mon enfance…
Dans les hauts parleurs, des chansons un peu trop connues sont diffusées et contribuent remarquablement à détendre l’atmosphère. Nous sommes une vingtaine de participants, et des conversations que j’ai pu tenir avec chacun, nous sommes tous issus d’univers très différents.
Finalement, sur une chanson beaucoup trop entendue, les RH en charge ouvrent la session. Présentation de l’entreprise, des postes, tout est là pour nous faire envie. Ça dégouline tellement la culture d’entreprise de partout que j’ai l’impression d’être au milieu d’une étude de cas dans mes cours de psycho du travail. Mais la mayonnaise prend, les candidats sont motivés et moi aussi.
Mon entretien se passe très bien, je suis démesurément enthousiaste et quand bien même j’ai tendance à me méfier des RH comme de la peste, je réponds 100% honnêtement à toutes les questions.
« Comment de prof d’anglais on en vient à postuler dans un parc d’attraction ? »
Je lui parle de mon désarroi dans l’enseignement, et surtout de mon envie de PARLER des langues plutôt que les perdre.
« Opératrice d’attraction, ça vous tenterait ? »
Elle m’explique le boulot en deux mots. Ah ben ouais, carrément.
« Ça veut dire qu’il faut que vous soyez capable de gérer une crise dans laquelle vous avez cinquante personnes qui sont bloqués la tête en bas qui attendent que vous preniez une décision. »
AH BEN OUAIS, CARREMENT. Gestion de crise, tout ça. Laissez-les moi. (Ca ne pourra pas me faire de mal d’apprendre !)
Jeu de rôle et mise en situation, en anglais, en espagnol, je ne fais pas la fière mais je m’en sors. Elle passe à ma collègue (les entretiens se font en binômes), mais est régulièrement tournée vers moi même quand elle s’adresse à l’autre… Je prends ca comme bon signe.
« Vous aurez la réponse dans 2 semaines. »
Je m’en vais avec un bon feeling. Puis une semaine passe. Dix jours. Pas de nouvelles. Je commence mon deuil. Je monte à Paris pour les 30 ans de Retour vers le futur au Grand Rex (C’ETAIT GENIAL). Je passe par Marne La Vallée et je suis triste parce que treize jours se sont passés et je n’ai toujours rien.
Finalement, deux semaines pile, et alors que Dame Poulpette et moi allons déguster un brownie au Hard Rock Café, je reçois un coup de fil. C’est le RH en charge de la session de recrutement à laquelle j’ai participé.
Il m’annonce une embauche, non en vente, ni en accueil comme je l’avais demandé, mais en OAA. En CDI. En 35h. Pas de panique, le service logement s’occupe de me loger. Je n’aurai qu’à venir signer mon contrat, et me lancer. Je commence dans deux semaines.
Après ça, le brownie avait un petit arrière goût de victoire. Poulpette a même payé le champagne pour l’occasion…
Départ et premiers pas dans l’entreprise
Le week-end passe et je suis sur des charbons ardents. Finalement, le mail de confirmation arrive, m’apprenant que j’ai deux semaines de répit et ne commencerai pas avant le 21.
Je dois donc me rendre à Marne le 20, pour signer mon contrat et récupérer mon logement temporaire.
J’arrive, peste contre les RER et les tarifs abominables de la RATP, vais signer. Une personne du service logement me conduit à mon nouveau chez-moi. Par chance, il s’avère que nous sommes deux à arriver : c’est ainsi que je rencontre J., ma voisine, qui est au moins dix fois plus extravertie que moi, et a des centres d’intérêts aux antipodes des miens. Pour autant, le courant passe direct. Nous nous installons chacune d’un côté de la paroi qui nous sépare, testons l’isolation sonore des appartements, nous faisons visiter nos nouveaux antres. Puis allons faire les courses d’emménagement, qui tournent vite à l’épique.
Pour la première fois depuis un bon moment, j’ai un vrai chez moi à moi. Je n’ai pas la possibilité d’héberger des gens, mais c’est déjà un grand pas.
Le lendemain, J. et moi faisons nos premiers pas dans l’entreprise.
S’il y a une chose que le Pays des merveilles soigne bien, c’est l’arrivée de ses employés. Chaque contrat longue durée passe par trois jours d’integration, qu’ils appellent les journées Tradition.
Là encore, ça transpire la culture d’entreprise. Employés, vous allez l’aimer, votre boîte ! Tout y est : le culte d’une personne (ce bon vieux Walt), le slogan motivant (« Faire rêver c’est un métier »), le jargon type que personne, hors de l’entreprise, ne pourrait comprendre (« N’envoie pas les guests au BTM, il est en 101. Tu fais la close aujourd’hui ? On est de clearance ensemble. »), et les principes que tout bon employé doit appliquer. Demandez à n’importe qui ayant bossé dans cette boîte de vous parler des « 4 clefs ». Je suis sûre que même dix ans après ils s’en rappellent encore. Les quatre clefs sont au Pays des Merveilles ce que les tables de multiplication sont à l’école primaire.
C’est martelé, distillé, tout est fait pour que dès le départ on soit dans un bain de paillettes et qu’on ait des étoiles dans les yeux en parlant de notre boulot.
Et ça marche. Mon côté sociolinguiste est tout émoustillé, mon moi-psykoteuse-du-travail fasciné. Tout fonctionne à merveille. Il y a dans cette boîte des génies de la comm RH, des psycho-ergonomes extraordinaires, et le fait de le savoir et d’entrevoir les mécanismes à l’oeuvre n’empêche pas le coup de foudre.
On apprend à chérir notre ID (le fameux badge sur laquelle notre vie repose désormais : pour travailler, pour manger, même pour rentrer chez soi), on trésore notre Nametag (qui n’est qu’un bout de plastique avec notre nom, mais remis des mains de Sa Majesté elle-même, dans des conditions telles qu’on ne peut l’oublier).
On découvre aussi un parc qu’on va vite prendre l’habitude d’arpenter…
Journée Tradition du 21/11 : on apprend à faire preuve de « Courtoisiiiiiiie ! »
Ces trois jours permettent également de tisser des liens avec des gens dans d’autres locations, qui font d’autres métiers. On découvre à quel point l’entreprise est vaste. A ce stade, on ne peut qu’admirer…alors on admire.
Et puis on quitte les salles de l’académie : on nous envoie dans nos locations.
Et là, c’est la baffe. En tout cas pour moi.
La réalité du métier
Pendant la formation, aucun souci : j’étais en terrain connu. J’avais effectué le métier des gens devant moi. Faire des formations, faire défiler des powerpoints, capter l’attention d’un public, je savais faire, je comprenais.
Arrivée sur le terrain, une fois mon costume essayé et enfilé, j’ai rapidement déchanté. Même en sachant en quoi le métier consistait, je n’étais pas vraiment prête.
J’ai découvert les coulisses, immenses et placées de manière tellement évidente que les gens ne les remarquent même plus. Il n’y a la plupart du temps même pas de porte entre les coulisses et la scène : pas besoin. Et moi qui pensais connaître le parc comme ma poche, j’ai commencé par me perdre copieusement. Le premier jour sur le terrain, j’ai failli ne pas manger, incapable que j’étais de retrouver le chemin du restaurant d’entreprise. (Rassurez-vous, j’ai quand même réussi à mettre la main sur un sandwich. Et même un beignet au chocolat. Et depuis, j’ai appris globalement les chemins, même si je me perds encore un peu.)
En grande championne de la théorie, je me suis soudainement retrouvée catapultée dans un monde où on réfléchit et on FAIT tout à la fois. On nous apprend à faire en même temps qu’on nous demande de faire autre chose. Occupée à surveiller des gens, il faut réciter les procédures d’urgence, appuyer sur le bon bouton, ne pas quitter ta scène des yeux et donc s’empêcher de regarder son interlocuteur… Tout ce que j’avais appris à ne pas faire.
De difficilement devenue monotâche, j’ai dû redevenir multitâche en urgence, sans trop avoir le choix. Pour mes deux attractions, ma formation a duré moins de quatre jours. Simple, rapide, efficace : maintenant, je récite sur le bout des doigts mes procédures (enfin. Il me semble que je suis capable de le faire).
Et il y en a, des procédures : vous n’imaginez pas la paperasserie que ça engendre, de créer de la magie.
J’ouvre une attraction ? Papier. Je la ferme ? Papier. Elle s’arrête ? Papier. Je dois l’arrêter ? Papier. Quelqu’un tombe ? Papier. J’arrive à la console ? Papier. Objet trouvé de valeur ? Papier, papier, et encore papier. Toujours. Tout le temps. On fait de la paperasse tout en maintenant la magie en place. On apprend à coincer le téléphone sous l’oreille, le stylo dans la main gauche à écrire comme on peut, en gardant la main sur l’arrêt d’urgence et les yeux rivés sur la scène. Ouvrir la porte, appuyer sur des boutons, dire bonjour, rester à l’affût des signaux envoyés par les collègues, répondre au téléphone, noter des choses, vérifier en permanence la sécurité, et sourire en remplissant les papiers sans que personne ne s’en rende compte.
Les premiers jours sont parmi les plus éprouvants que j’ai connus. J’ai pris conscience d’à quel point j’étais terriblement efficace dans le théorique (aucun souci pour retenir les choses tant qu’on me les disait), ou l’aspect social (aucun souci pour accueillir et renseigner les visiteurs). Et à quel point j’étais lamentable dans l’opérationnel.
J’ai eu l’impression désagréable de repasser mon permis de conduire.
De rebooter toutes mes connaissances et repartir de 0, d’être une incapable qui ne sait rien faire, comme si tout ce que j’avais fait jusque là n’avait servi à rien (ce qui est, bien sûr, totalement faux. Mais sur le coup, je me suis sentie nulle, nulle, nulle…)
En plus, l’accent est tellement mis sur la sécurité que, pour peu qu’on soit un tout petit peu trop réceptif à TOUS LES DANGERS POTENTIELS, chaque battement de cils devienne une source d’angoisse MONUMENTALE car on ne surveille plus assez.
J’avais conscience du poids potentiel de chacune de mes erreurs. Des risques pris. La phobie de la porte restée ouverte, l’angoisse des personnes en trop qui bloqueraient en cas d’évacuation… Même maintenant, avec un peu de pratique, ça ne me quitte pas encore. Je me fustige à chaque micro-erreur, qui n’en est pas vraiment une. Mes inattentions me plongent dans un désarroi profond. A la console, je passe mon temps à m’engueuler. Ca finira par passer, je ne m’en fais pas.
Bref. Psychologiquement, la mise dans le bain des premiers jours a été rude. Les journées de dix heures n’aidant pas, même si elles me permettent d’avoir trois jours libres par semaine (pas du luxe, puisqu’après ma première série de quatre jours de dix heures d’affilée, j’ai ensuite dormi quarante heures en trois jours…)
Enfin, après quatre jours assez rudes passés à moitié en salle de formation, à moitié sur le terrain… j’ai obtenu mes « permis d’attraction » (par une partie théorique via QCM ou questions ouvertes, et une partie pratique sur le terrain).
Notez bien que je suis absolument la seule à les appeler comme ça. Le terme est tout sauf officiel, mais c’est comme ça que je m’y retrouve.
Depuis, mon quotidien, c’est ça :
« Bonjour ! Bienvenue. Vous êtes combien ? Attention au départ, get ready ! Au revoir, bonne journée ! »
(Et toutes les variations possibles, selon les langues, les situations, les questions des visiteurs…)
Pour ceux qui s’interrogeraient sur la musique d’ambiance : j’ai trouvé la boucle. Elle ne dure même pas deux minutes. Ecoutez cette merveille pas stressante du tout.
Le tour durant 1mn30, et l’attente moyenne étant de 20mn, les visiteurs ne s’en lassent pas TROP. Nous, par contre…
Bon, t’es bien gentille de nous avoir déballé ta vie, mais on sait toujours pas ce que tu fais, concrètement !
J’y viens, j’y viens. Si vous avez bien regardé la vidéo, vous m’avez vue. Enfin, pas moi, hein. Mais des anciens collègues. Peut-être des qui sont toujours là (mais vu la date de la vidéo, j’en doute). En tout cas, vous avez pu apercevoir ces manteaux bleus et écharpes rouges. Voilà, moi, je suis ça.
(Soyons honnêtes : je déteste ces rayures rouges.)
J’arrive le matin, je me change, puis je prends le bus qui me conduit à ma base.
Là, je participe au briefing, puis je je fais les procédures d’ouverture de l’attraction. Des papiers, des coups de fil à passer, des tas de choses à vérifier, des boutons à appuyer.
J’accueille les visiteurs, avec courtoisie. Je les renseigne au besoin. Je m’assure qu’ils peuvent faire l’attraction. Je surveille les enfants, rassure les parents. J’accueille les personnes handicapées qui passent par la sortie, en vérifiant leur carte d’accès, en les comptant dans mon tour suivant.
Je compte les gens, en fonction du nombre de tasses disponibles, accompagnée de mon fidèle ami, le compteur à clics. Souvent, c’est difficile, parce que les gens n’écoutent pas quand on leur dit « une tasse, deux tasses ». Ca les embête, qu’on leur pourrisse leur groove. Alors il reste des tasses vides quand on lance le tour, ou alors il y a des gens qui n’ont pas de tasse et doivent attendre le tour d’après. Les visiteurs ne comprennent pas trop que quand on fait ça, c’est aussi et surtout pour eux.
J’ouvre les portes, essaie de calmer les enfants trop enthousiastes qui pourraient tomber et se faire mal, je dis bonjour, courtoisie à nouveau. J’indique les tasses libres, au besoin.
Je fais le tour des tasses, avant de lancer. Je m’assure qu’ils ne sont pas trop nombreux par tasse, que les enfants sont accompagnés. Ca les embête beaucoup, à nouveau, quand je leur dis qu’ils sont trop, ou qu’il leur faut leurs parents, ou qu’ils ne peuvent pas faire l’attraction pour x ou y raison. Parfois, une femme enceinte va cacher son ventre pour pouvoir faire l’attraction quand même. Des enfants vont mentir sur leur âge. C’est un peu triste : une fois de plus, on ne fait pas tout ça juste pour les embêter. Mais s’il y a le moindre problème, ils vont forcément nous accuser. Alors on se protège. On est obligés. On surveille tout, tout le temps. Et on note tout. Tout le temps.
Je décide que le tour peut être lancé en toute sécurité. Alors, je l’indique à mon collègue, parce qu’on n’envoie pas un tour tout seul, il faut une validation.
J’annonce le tour au micro. Je lance le tour. Et je surveille, surveille, surveille, dans les tasses, autour des tasses, que personne ne saute la barrière, que personne ne se lève, qu’il n’y ait pas de bruit suspect, pas d’odeur, pas d’alerte incendie, pas de malaise. Je ne lâche pas ma scène des yeux, main toujours posée sur le bouton d’arrêt.
S’il y a le moindre problème, je fais des annonces au micro. J’arrête le tour. Je remplis des papiers, je passe des coups de fil, au besoin. J’évacue des gens, au besoin, même si c’est pas drôle, même si je me fais engueuler parce que c’est quand même un monde, c’est toujours en panne, y a toujours quelque chose qui ne va pas. (Et ce même si quelqu’un a fait un malaise, parce que oui. Si quelqu’un est allongé sur la scène et les pompiers à côté, c’est un problème technique. C’est quand même ma faute si l’attraction ne fonctionne pas. C’est aussi mon métier : je fais tampon. Au Pays des Merveilles, on apprend à se protéger…)
J’écoute les visiteurs, je les aide, je les renseigne dans la mesure du possible. Puis je les escorte vers la sortie, en leur souhaitant une bonne journée avec un sourire irréprochable (et le plus souvent, honnête, même si les gens ne s’en rendent pas compte).
Je nettoie l’attraction, je vide les poubelles. Je ferme l’attraction, papiers, coups de fil. Je range ces papiers. Je note les informations nécessaires.
Enfin, j’aide à vider le parc. A renseigner les gens sur l’heure de fermeture, sur le spectacle de fermeture, sur les itinéraires à prendre.
Je participe ensuite au débriefing, puis vais prendre le bus qui me conduit à mon casier, où je me change. Fin de la journée.
Voilà. Concrètement, je fais tout ça. Et techniquement, tout est fait pour que les visiteurs s’en rendent le moins compte possible.
Bien sûr, je ne fais pas tout ça à la fois, d’un coup, en une journée : si j’ouvre, je vais vider les poubelles, mais pas forcément fermer. Si je ferme, je vais ranger les papiers, mais pas forcément vider les poubelles. Et si je valide le lancement de mon tour, il faudra toujours quelqu’un d’autre pour valider de l’autre côté.
Je ne suis jamais seule : il y a toute une équipe autour. Dans ces attractions, on ne peut pas être moins de deux. Et ça, c’est énorme pour moi. Pour la première fois, je fais réellement partie d’une équipe. Nous occupons chacun des postes, les uns après les autres, nous gérons notre rotation, nous écoutons ceux qui sont en charge de nos pauses, et nous répondons à nos questions mutuelles.
Grosse nouveauté dans ma vie, le vrai travail d’équipe, et dans une grosse équipe : je ne déteste pas, même si c’est souvent une autre source d’angoisses/de difficultés.
Il n’est pas toujours simple d’intégrer une équipe qui semble déjà bien formée… surtout quand tout le monde a prévenu « Attention, ça parle beaucoup ; n’en dis pas trop sur toi ». Il y a une sorte d’hypocrisie latente dans la bonne humeur globale.
Toutefois, après quelques jours, j’ai un peu compris les règles du jeu. Dire « oui oui », quand il le faut, faire les plaisanteries avec les bonnes personnes. Ne pas trop parler, être beaucoup d’accord, profiter de la bonne ambiance sans taper du poing trop fort. Au pire, avoir recours à l’agressivité passive ; mais vraiment au pire du pire. (Jusque là, je n’en ai pas encore eu l’occasion. Pas à mes souvenirs.)
L’hypocrisie, elle est partout, dans toutes les boîtes. Et je préfère être entourée de gens qui sourient et sont avenants, même si je ne leur raconterais pas toute ma vie ni ne sortirais avec eux tous les soirs, que de gens qui font la gueule du matin au soir.
J’ai donc observé. J’ai appris à me protéger (sans doute jamais assez, je reste une véritable éponge sur certains points, et ça me reviendra forcément dans la tête à un moment ou un autre), mais ça ne m’a pas empêchée de tisser des liens malgré tout. Je profite de cette bonne ambiance, qui m’aide plus qu’elle me plombe. Je conserve juste les mises en garde dans un coin de ma tête. Ma chef d’équipe a été claire quand je suis arrivée : « La première chose qu’on apprend, ici, c’est à se protéger. »
Ca tombe bien, ça faisait partie des choses que j’avais cruellement besoin d’apprendre.
Bref, presque quatre mille mots plus tard, vous l’aurez compris, tout n’est pas toujours rose au Pays des merveilles, et le métier de créatrice de magie n’est pas de tout repos.
Il faut sans arrêt jongler avec les procédures, la sécurité, la courtoisie avec les visiteurs et les collègues (quitte à verser un peu dans l’hypocrisie), les journées de travail aux horaires un peu fous, aux dates un peu folle (ce matin, ma chef d’équipe a donné le ton : « Leurs vacances commencent, c’est la fin des nôtres. »), dire adieu à sa vie sociale, et parfois faire face à des tensions épuisantes, qu’elles soient à cause de l’attraction, des visiteurs, des collègues ou de la hiérarchie…
Malgré les complaintes, une conclusion positive
C’est indéniable : ce Nouvoboulo au Pays des merveilles est une expérience extrêmement formatrice. Pas forcément « celle qui me manquait », car si elle résout certaines choses, il n’en reste pas moins qu’elle crée d’autres problèmes (ou du moins en accentue des plus anciens, tout particulièrement ceux liés à mon rythme de vie et mes troubles alimentaires).
Mais comme je le disais, tout d’abord, elle m’apprend le travail opérationnel en équipe. Un truc jamais fait auparavant. Elle m’apprend à travailler sur le terrain, par des conditions parfois absurdes (entre le bruit, les odeurs de nourriture, les musiques entêtantes, les visiteurs plus ou moins courtois, et le froid hivernal…), elle confirme et renforce toujours plus mon adaptabilité (comme si j’avais encore besoin de me prouver ça. Donnez-moi un moule, et je me fondrai dedans…)
Ensuite, elle m’apprend, comme dit plus haut, à lâcher prise sur des situations où je ne peux rien faire, et à me protéger. Deux personnes ne peuvent pas se voir ? Ce n’est pas mon problème, ça ne me regarde pas. Les gens ne sont pas contents ? J’ai fait ce que j’ai pu ; ce n’est plus mon problème, ça ne me regarde plus. J’avance. Je m’imperméabilise. Des fois je craque ; globalement, je fais attention. Petit à petit, j’arrive à gérer des petites crises sans (trop) paniquer.
Je travaille sur moi et je me remets en question. J’en apprends toujours plus sur moi, sur ce que j’aime vraiment faire, sur ce que je n’aime vraiment pas faire. Sur ce que je gère bien, moins bien. Pour, à l’avenir, réussir à cibler de mieux en mieux ce dans quoi je m’investis, que ce soit professionnellement ou personnellement. Pour pouvoir m’épanouir au lieu de m’épuiser.
Je m’écoute, aussi. Dernièrement, j’ai enfin mis le doigt sur le fait que j’ai une fâcheuse tendance à me chercher des excuses, tout le temps. « C’est pas moi, c’est parce que… » (Oui, je demeure une linguiste, et je suis mon premier cas d’étude.)
Alors certes, je viens d’arriver, je suis toujours en train d’apprendre, j’ai des excuses. Mais rhétoriquement, j’apprends à reconnaître : oui, je me suis trompée dans telle procédure. Je peux l’expliquer par le fait que je ne l’avais jamais faite avant même si on me l’avait montrée. Je ne peux pas dire « Ah non mais c’est ». Je peux juste dire « Ah oui, en effet. Je suis désolée. Je n’avais jamais mis en application avant, maintenant je saurai et ça ne se reproduira plus. » Quasi-insignifiant pour un auditoire peu attentif, mais un pas de géant pour une Lia…
Egalement, j’essaie de moins « faire semblant » qu’avant. Maintenant, je fais de moins en moins « oui oui », quand je ne sais pas. Je pose mes questions, sans honte. Même si elles sont souvent stupides. Même si je me plante régulièrement.
Ca, c’est un vrai pas en avant. Je suis contente d’être repartie de zéro, ça a mis un peu de plomb dans l’aile de mon syndrome de l’imposteur.
Je mets aussi les pieds dans une vraie grosse entreprise bien bureaucratique, qui me permet d’observer au quotidien des authentiques cas d’étude de la psychologie du travail. C’est extrêmement formateur pour mon avenir, je pense. Je réfléchis de plus en plus à le faire, ce master de psychologie du travail par correspondance. Je verrai bien, pour l’instant, je n’en suis pas là. Mais le Pays des Merveilles regorge de métiers tous très différents, alors j’essaierai peut-être de tenter ma chance. J’ai la bougeotte. J’aime bien l’idée de ne pas faire la même chose toute ma vie.
Dernier point positif, et peut-être le plus important : tous les soirs je rentre chez moi épuisée, sur les rotules, avec un mal au dos à réveiller les morts et tout sauf envie de me faire à manger… Mais satisfaite. Parce qu’aujourd’hui une petite fille m’a offert une fleur. Hier, j’ai eu un peu de barbe-à-papa. Avant-hier, une petite princesse m’a fait un bisou. Régulièrement, des enfants font des câlins à mes jambes.
Et quand je rentre chez moi, je prends le temps de discuter un peu. Je lis, je dessine. J’écris, des fois. Je ne suis pas dégoûtée des activités créatrices. J’ai peu de temps avant de dormir, mais le temps que j’ai, je ne le passe pas à me torturer en obligations, en devoirs à la maison.
Et surtout, même si me lever demeure une obligation atroce parce que j’aime beaucoup trop dormir… Je ne vais pas au travail à reculons. Et je ne suis jamais en retard.
Et ça, croyez-moi, c’est une amélioration considérable de ma vie.
Alors oui, pour le moment, j’aime bien travailler au Pays des Merveilles. Je me fais engueuler par des parents parfois, mais souvent ils me remercient. Les enfants ont les yeux qui brillent, et ce n’est pas de colère de devoir aller en cours. S’ils baillent, c’est parce qu’ils ont couru partout toute la journée, pas parce qu’ils se font ch… dans une salle de classe.
Mes collègues ne se plaignent pas trop, pas en permanence en tout cas. Ils plaisantent entre eux malgré des tensions.
Et puis, soyons honnêtes : la culture d’entreprise incroyable est aussi source de motivation. Parce que même en sachant que je suis remplaçable en un claquement de doigts, je me sens indispensable. L’Education Nationale a tout à apprendre.
Pour tous les moments où je me demande ce que je fais là, dans le froid, à attraper la mort en disant bonjour à des gens qui n’en ont rien à cirer, il y a toujours un regard émerveillé d’un petit de quatre ans, et son père qui vient me remercier. Une fois par heure, environ. Et la musique, au loin, épique. Et les décors féériques. Et les gens qui dansent.
Des choses qui ne marcheront peut-être plus dans quelques années. Je ne ferai sans doute pas toute ma vie au Pays des Merveilles, mais je suis bien contente d’y avoir mis les pieds. En plus, ça me fait plein de choses à vous raconter…
(Et puis hein, au moins : MON MEMOIRE DE M2 ME SERT ENFIN A QUELQUE CHOSE !)