Paris est une Bête.

[NB : ce texte, a tendance un peu automatique parfois, a été rédigé intégralement durant mes temps de transport en commun : ma manière à moi de me créer ma bulle et me protéger de l’environnement un peu hostile du milieu parisien.]

Deux fois que je m’éloigne de Paris. Deux fois que le retour me plonge dans une angoisse sans nom, alors que je suis encore à deux heures de l’arrivée fatidique.

Il y a quelque chose avec cette ville. Un ensemble de choses difficiles à cerner.

Paris est un cauchemar. Un monstre rugissant, agressif, qui porte atteinte à tous mes sens. Trop de choses à observer, à surveiller, trop de bruits à encaisser, trop d’odeurs à supporter. Trop de choses qui me sautent à la gorge dès lors que je descends d’un train, d’un bus. Il suffit de tendre le nez ou l’oreille pour que je sache que pas de doute, je suis à Paris.

Paris est une Belle pour beaucoup d’entre nous. Idole de tout un monde, fantasme pour beaucoup, synonyme de vie, de fête, de combats, de beauté. C’est beau d’entendre ses amoureux parler de Paris. Mais ça ne me réconcilie pas avec elle. J’ai beau lui reconnaître un charme, touristique, culturel, la vague grise de Paris me serre la gorge trop souvent.

Paris est une Bête. Elle joue avec la Bête en moi. J’ai l’impression que le gouffre sombre qui se creuse dans ma poitrine est un foyer que Paris, tel le soufflet du forgeron, passe son temps à attiser. Pas de répit pour les anxieux. Paris creuse le gouffre, dévore l’intérieur déjà pourri par la phobie sociale. Pas de possibilité de souffler. Le cœur bat toujours trop vite. Les sens sont tous aux aguets. Aucun repos possible. Chaque déplacement devient torture et source d’épuisement. Traverser la ville est pire qu’un voyage au bout du monde.
Paris n’est peut être pas responsable de l’angoisse première, mais elle ne l’arrange pas. Pour les hypersensibles, pas de refuge dans pareille ville. Chaque pas est une crise d’angoisse potentielle.

Paris est une Bête, mais grâce à elle, je prends conscience que certains environnements peuvent être plus sains que d’autres.
Il y a dans Paris tous ces mini-cauchemars permanents que je m’efforce de repousser, et je sais que Paris est une agression permanente de mes sens et de mes idéaux. Un entassement de personnes devient soudain « les gens », et « les gens » sont ceux qui font perdre foi en l’humanité. Sourds aux appels à l’aide, aveugles à la détresse pour ne pas être avalés, par défaut, parce que des barrières suffisamment solides ou simplement par habitude…
La souffrance devient scoop, sensationnelle. Perfide, elle s’immisce et entre dans les habitudes, les « on raconte » au détour d’un repas, image simple sortie de sa réalité qui nous toucherait beaucoup trop.
« Une femme criait dans le métro, personne ne savait quoi faire. Des gens filmaient. »
« Il y avait un homme qui voulait sauter. Tout le monde attendait de voir. Des gens filmaient. »
« Du sang par terre. Personne n’aidait. Des gens filmaient. »

Transposition. L’image en face devient image sur un écran, plus tout à fait réelle. Déresponsabilité.
Sauf que la transposition ne fonctionne pas pour tous. Il faut fermer les yeux sur l’hypocrisie d’une ville qui danse sur les corps des autres. Une seule solution pour tenir, l’anesthésie des sens. Méditation, médicaments.

Paris est un cauchemar qui dévore les humeurs des gens. Il les recrache la barre au front, sourcils baissés, les coins de la bouche bloqués dans un éternel sourire inversé. Si leurs yeux brillent c’est grâce à la lumière synthétique du métro et aux larmes qu’ils répriment au quotidien.

Pourtant certains parviennent toujours à sourire et même rire. Ceux pour qui Paris est une Belle. Comment font ces gens-là ? Peut-être qu’ils ne se posent même pas la question. Ou peut-être qu’ils ont, eux, apprivoisé la Bête.
Peut-être y a-t-il des moyens de passer de l’autre côté du cauchemar. Je n’en ai pas trouvé.

Jamais je ne considérerai la possibilité de mettre la moitié de mon salaire dans un lieu où je ne peux même pas faire la roue sans manger un mur comme une aubaine. N’en déplaise à monsieur l’agent immobilier. Jamais je ne considérerai le fait de ne pas avoir plus de deux centimètres d’espace vital (et encore) à chaque déplacement que je fais comme une chance. N’en déplaise aux fervents défendeurs d’une ville trop peuplée.
Jamais je n’estimerai juste que chaque affiche du métro me vende à prix d’or le meilleur moyen de mieux vivre dans dix mètres carrés. Ni de devoir me mentir à moi-même pour supporter la traversée d’une ville.
J’ai l’impression d’une ville fracturée sur laquelle on a posé un minuscule, ridicule pansement premier prix en disant « Voilà, ça va aller mieux. »
Ça va juste un peu piquer. Juste un peu et tout sera réparé, n’est-ce pas ? Mais je ne suis plus l’enfant à qui on soignait des bobos en soufflant dessus.

Je ne crache pas dans la soupe : Paris m’a donné ma chance, je lui laisse la sienne. Je ne décrierai pas sa richesse et son potentiel. Je ne nierai pas la beauté de certains de ses quartiers, la facilité d’avoir toute l’Europe et toute la culture à portée de pieds. Mais j’ai compris que Paris était de ces endroits qui blessent les gens comme moi. Trop d’informations, trop de violence psychologique, physique parfois. Cet environnement n’est pas le mien. J’essaie de le faire mien, tout petit pas par petit pas.

Mais je sais qu’à terme, je laisserai Paris à ceux qui en ont fait leur Belle. Dans mon cœur, Paris demeurera une Bête. Et si je cherche trop à m’intégrer à elle, elle me dévorera.