Quand j’étais ado, j’adorais Daria.
Vous connaissez ? Ça passait sur MTV à l’époque, mais comme je n’y avais pas accès, je regardais sur Internet (oui, déjà).
J’étais tombée des nues en apprenant qu’il s’agissait d’un spin-off de Beavis & Butthead. Enfin, plus exactement, j’étais tombée des nues en découvrant ce qu’était Beavis & Butthead. Ca ne me parlait pas du tout : je trouvais ça complètement stupide (pour ne pas dire carrément chiant). J’avais du mal à voir comment Daria avait pu être tirée d’un truc pareil.
Finalement, j’y ai juste vu un léger reflet de ma réalité : des trucs qui faisaient rire les autres mais pas moi, des trucs qui intéressaient les autres mais pas moi, et moi qui m’intéressais à totalement autre chose.
Daria c’était l’intello de service au milieu d’une belle bande de demeurés après tout.
La seule chose que je faisais et pas elle, c’est que j’activais une espèce de mode « caméléon » pour me mettre autant que possible au niveau des autres (sans pour autant faillir à mes principes : ça m’a valu quelques mésaventures, mais globalement j’ai eu la chance immense de tomber sur des marginaux à chaque moment de ma scolarité. Donc ça marchait, je faisais « caméléon global », et je pouvais parler sincèrement avec certaines personnes. Un peu comme Daria avec Jane… Oui, je réitère : j’ai eu BEAUCOUP de chance.)
Bon. Quand même, pour ceux qui arrivent sans connaître Daria, voilà quelques extraits choisis.
Vous avez compris : Daria, c’est la blasée de service. Celle qui comprend vite mais n’a même pas envie d’essayer de partager. Parce que, franchement, dans son entourage, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.
« Non, je ne me sous-estime pas, ça c’est une erreur. C’est tous les autres que je sous-estime. »
(Daria Morgendorffer – Saison 1, Episode 1)
Daria, 75% du temps, elle se réfugie dans la passive-agressivité, le reste du temps elle refuse de relever les réflexions des autres.
Mais surtout, quasiment tout le temps, sa barrière de protection, c’est le cynisme.
(Sauf qu’en fait quand on regarde la série on se rend compte que pas toujours, mais je vous laisserai suivre ça par vous-même.)
Bien entendu, toute cette introduction n’est qu’un vaste prétexte. Je ne vais pas vous faire une analyse critique de Daria (mais franchement, n’hésitez pas à jeter un œil. La première saison est un peu longue, mais personnellement Daria me fait toujours beaucoup rire, même maintenant)… mais cela me semblait être un merveilleux moyen de vous présenter le sujet de l’article de la semaine, tout en vous faisant connaître une série chouette.
Nous allons donc laisser Daria de côté, et passer à l’épineux sujet qu’il traite : le cynisme.
Je connais assez peu de personnes dans mon entourage qui n’ont pas, à un moment ou un autre, eu une période « Daria » dans leur vie. Je suppose que vu l’entourage en question, c’est normal. Après tout, on a tous un peu été des marginaux à un moment ou un autre. Ceux qui n’avaient pas forcément envie de s’inclure au milieu des « gens branchés » du collège/lycée, ceux qui auraient bien aimé s’inclure mais « tous les autres sont des cons » (ou alors juste « trop différents »).
Je suppose aussi que le fait que mon entourage soit une véritable armée de zèbres encourage pas mal ce sentiment, mais quand bien même : il n’y a pas que les zèbres qui passent par le cynisme. (Même si je soupçonne une légère corrélation, je n’ai aucun moyen de tirer des conclusions. Il faudrait faire une étude que je ne me sens pas de faire, en tout cas pas maintenant.)
Mais avant d’aller plus loin, maintenant qu’on a vu quelques exemples, je vais essayer de cibler un peu mieux ce que j’appelle le « cynisme ordinaire ». Non, parce que bon, à la base, je vous rappelle que le cynisme est un vrai courant philosophique, inscrit dans un contexte bien spécifique, qui prône l’insolence, l’anticonformisme, mais aussi et surtout la liberté personnelle, par opposition aux normes et lois sociales. Le côté transgressif est donc très présent : rappelez-vous de Diogène de Sinope et son célèbre « Ôte-toi de mon soleil » adressé à Alexandre le Grand.
Ca, c’est le cynisme tel qu’on l’entend dans la philosophie.
Maintenant, il y a la définition du « cynisme ordinaire ». Qui, hélas, se résume la plupart souvent (et j’attribue la paternité de cette définition à Rain, qui a aussi apporté le terme « cynisme ordinaire » quand je lui ai parlé du thème de mon article) à une sorte de mode de pensée apathique, de l’ordre du « de toute façon la vie c’est de la merde / j’attends plus rien / à quoi bon / tous des cons. »
Un mélange de scepticisme, de misanthropie, d’absence totale de foi en l’humanité/la société, et de pessimisme.
Psychologiquement, c’est une barrière. Une protection contre de potentielles désillusions (quand on estime en avoir assez essuyé), une protection contre une « réalité trop dure », qu’on avancera comme « pas du pessimisme mais du réalisme ».
C’est un réflexe naturel. (Fait intéressant, c’est aussi un des premiers symptômes du burnout…)
Le cynisme permet de se distancier des choses trop douloureuses, de montrer qu’on n’attend plus rien, que ça ne peut pas être pire. Le cynisme, souvent, ça se résume par : « de toute façon ».
Ca me fait penser à un exemple vu lors de mes études de linguistique (non, vous ne rêvez pas, j’ai bel et bien réussi à caser de la linguistique dans cet article) : des médecins qui, pour se protéger, usent du dysphémisme (le contraire de l’euphémisme, donc : il ne s’agit plus d’atténuer une réalité, mais au contraire de l’accentuer au maximum) quand ils sont entre eux. « Lui, de toute façon, il va crever, faut lâcher. »
Plus les mots choisis sont violents ou blasés, plus la distance est grande. Pas d’implication émotionnelle, et dans un métier pareil, je suppose que c’est indispensable pour tenir le coup.
Mais c’est valable pour tout, et pas seulement quand on est médecin. (Tiens, d’ailleurs, je vous ai pris Daria comme exemple générique, mais au fond, le Dr Cox de Scrubs ou Dr House sont eux-mêmes d’excellents modèles de cynisme.)
On va donc passer à mon expérience du cynisme, si vous voulez bien. Comme ça, vous vous sentirez peut-être un peu moins visés derrière vos écrans ; et puis aussi parce qu’après tout, ma réflexion est basée sur mes observations et n’a pas vocation de devenir universelle. Je n’ai pas envie de jouer les donneuses de leçon ; juste de creuser un peu sur un point qui a (à mon goût) un peu trop marqué certaines de mes années passées… et aussi ces derniers jours.
Vous m’avez côtoyée de plus ou moins près cette semaine et vous avez pu observer que… ben ouais, c’était pas la forme.
Outre mon petit corps qui m’a fait quelques misères (rien de grave normalement, hein, pas de panique, mais il fallait bien qu’à un moment où un autre il trouve à redire au rythme de travail debout presque 10h/jour dans le froid hivernal…), j’ai été plus que jamais plongée dans le cynisme.
Au Pays des Merveilles comme dans plein d’autres entreprises (ou écoles, ou organismes de formation, pour ce que j’ai vu), il y a des réalités. Des réalités économiques, hiérarchiques, bureaucratiques. Et ces réalités pèsent sur le moral de tous.
Extraits d’un quotidien que je suis sûre que vous aussi, vous partagez. Le Pays des Merveilles n’a pas le monopole de ce genre d’entraves.
« Vas-y, écris-le, mais ça ne sert à rien, tant qu’il n’y aura pas un vrai problème rien ne sera fait. »
« Ça ne sert à rien de vouloir te protéger, de toute façon tu n’auras jamais raison face à un ancien/un supérieur/un client. »
« Ça ne sert à rien de chercher à leur parler, ils sont trop cons, ils continueront toujours. »
« Oh ben tu peux suggérer mais ça sert à rien, ils ne la mettront pas en place, ta solution d’ergonomie. »
J’ai pu bien clairement observer cette rhétorique du « de toute façon ça ne sert à rien ». Il apparaît clair que mon équipe, face aux réalités, se réfugie dans le cynisme et la passive-agressivité. On se raccroche à ce qu’on peut, et insulter indirectement des entités (car j’ai l’impression que dans ce cas on insulte plus des idées que véritablement des personnes).
Comme Daria au fond… mais en pire. En tout cas pour moi. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais personnellement, quand je commence à avoir recours à un cynisme vraiment poussé, c’est mauvais signe. (Très très mauvais signe, même, pour certains qui me connaissent un peu trop bien).
Le problème du cynisme (en tout cas pour moi), c’est qu’il est certes un excellent moyen de protection face aux désillusions, une barrière très efficace pour se distancier des injustices, des inégalités, des malheurs… mais il peut également devenir une barrière aux bonne choses. En fait, on finit par mettre de la distance avec tout, comme une espèce d’anesthésie de l’empathie, ou même de la sensation en général : on n’attend plus rien pour ne plus être déçus.
Du coup, c’est un cercle vicieux : à force de ne rien trouver en quoi mettre sa foi, on perd encore plus la foi.
Et pour ne rien arranger, au bout d’un moment, la barrière finit par devenir perméable aux mauvaises choses. Parce qu’elles ne cessent de nous rappeler à quel point on a raison de ne plus croire en rien. A partir de là, on ne laisse plus aucune chance aux autres de nous surprendre.
J’ai été prise pendant longtemps dans ce cercle vicieux. Je commence tout juste vaguement à en sortir : pas surprenant, finalement, que cette semaine ait été si éprouvante.
La sonnette d’alarme a été tirée plusieurs fois, chez moi. J’ai réussi à me sortir du cynisme en passant par une violente période de colère et de revendication (je vous en parlerai sans doute ultérieurement ; j’ai déjà un article en cours sur le sujet, même si pas directement), puis en revoyant un peu mes attentes envers la vie. En gros, en lui laissant une chance de me surprendre.
Du coup, ça m’a permis de distinguer que dans mon cas, si je fais preuve d’un trop plein de cynisme, c’est franchement signe qu’il y a quelque chose qui ne va pas, et que je dois chercher ce que c’est, et peut-être, changer rapidement. De métier, d’entourage, de quoi que ce soit qui en est la source.
En laissant tomber les barrières du cynisme (que je n’adopte pratiquement plus que par dérision), voilà la nouvelle forme de protection que j’ai décidé d’adopter : d’abord, identifier d’où vient l’accès de cynisme (vie privée ? professionnelle ? sociale ?) ; puis voir ce que je peux faire (est-ce que j’y peux quelque chose ? Oui -> m’investir pour ne pas pouvoir me reprocher de ne rien faire ; Non -> travailler sur le « vivre avec » et accepter que chaque point positif compte) ; et enfin… laisser une chance, pas cinq, pas douze. Une, deux peut-être. Et si ça ne passe pas, partir. Parce qu’il y a un moment où m’acharner est inutile, et que prendre soin de moi et être heureuse c’est quand même vachement mieux que m’infliger une demi-vie.
J’ai beaucoup fonctionné à coup de cynisme, et je suis contente d’en être sortie, parce que je m’aperçois maintenant que ça a été profondément nocif pour moi. Maintenant, le cynisme demeure un réflexe défensif (surtout dans des situations où « je n’ai pas le choix » et particulièrement en milieu professionnel où j’aurai beaucoup recours à des remarques passives-agressives pour me protéger), mais je m’en éloigne.
Je ne prétends pas que c’est la solution, hein. C’est juste ma solution à moi, et je découvre que je vis beaucoup mieux avec moi-même depuis que j’apprends à l’adopter (et c’est pas toujours simple, j’en veux pour preuve cette semaine de rechute totale).
Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’il y ait une solution universelle vu les différences d’expériences qu’on peut avoir. Je serais, j’avoue, curieuse d’avoir d’autres points de vue sur le sujet.
Bref. Sur ce, je vais laisser le mot de la fin à Daria, qui malgré son cynisme marqué tout au long de la série, semble un peu plus prête à faire confiance qu’elle ne le concède. N’oubliez pas qu’entre deux accès de cynisme, il peut toujours y avoir une part de pizza. (Et après tout, le fait que l’homme soit capable de créer la pizza, ça redonne un peu la foi, non ?)
(Et pour ceux qui n’aiment pas la pizza, personnellement, une ou deux conférences TED me font approximativement le même effet la plupart du temps.)