Garder courage

« Mlle Guillaumet ? »

La salle d’attente est pleine, bruyante. La médecin prend sans rendez-vous, nous sommes mercredi matin. Il y a des enfants malades partout, et j’essaie de me faire la plus petite possible sur ma chaise.
Cela fait deux jours que je rate mon train pour aller à Lyon. En soi, ça arrive, ce n’est pas la fin. Mais cela fait un mois que je ne me réveille plus, que je dois parfois appeler le boulot en catastrophe, que j’annule des rendez-vous parce que je n’arrive pas à me lever, pas à sortir…
Et ça, c’est beaucoup plus ennuyeux.

La médecin me reçoit enfin, après deux heures d’attente. Elle est douce, à l’écoute, et alors que j’essaie d’expliquer mes antécédents, les hospitalisations, le combat, et que ça allait mieux, que j’avais arrêté les médicaments, mais que maintenant je ne me réveille plus, que je n’en peux plus, je me sens m’effondrer.

La médecin me tend un mouchoir, m’arrête pour une semaine, me prescrit des nouveaux antidépresseurs, me réconforte.

« Gardez courage ».

En sortant, je salue ma chance d’avoir une telle médecin en bas de chez moi.

Je passe la semaine à dormir, et la semaine suivante, elle m’arrête à nouveau.

*

C’est le week-end de Pâques et c’est une fête importante pour ma famille. La famille qui vit à cinq heures de route d’où j’habite. Les transports me tétanisent. Devoir affronter le métro, puis le train, puis le bus…
L’idée de décevoir ma famille me tétanise encore plus. Je cède. Métro, train, bus ce sera.
Je dissocie. Je me regarde valider mes titres de transport les uns après les autres, dire bonjour au contrôleur, remercier le chauffeur. Du haut de mon poste d’observation privilégié, je regarde mon corps trembler et puis s’affaisser, comme pour faire oublier qu’il est là, qu’il existe. Ma tête est loin, ailleurs, dans un délicieux coton où le bruit ne m’atteint pas.
Je retrouve ma famille et je tiens, vingt-quatre heures, le rythme des conversations bruyantes à table. Tant qu’on ne me demande pas comment ça va, tout va bien. J’arrive à accrocher les sujets des autres, j’arrive à afficher un sourire, j’arrive à donner le change.

Jusqu’au dernier matin, le jour du départ. J’appréhende le trajet. Six heures de route, avec un inconnu au volant. Avec les grèves, pas d’autre solution que le covoiturage. Je suis sur les nerfs.

Alors quand on me demande, cette fois-ci, je n’arrive pas à dire que ça va. Je me sens m’émietter, sombrer, et avant que je le sache, je pleure à gros sanglots dans les bras de cette personne que je n’ai pas serrée dans mes bras depuis au moins quinze ans… Je pleure, et je pleure, et je m’en veux de pleurer parce que je la vois pleurer aussi, et je n’arrive pas à m’arrêter, et je serre les dents, et je me vois, de haut, me redresser, présenter mes excuses, ne plus savoir quoi faire.
Je la remercie. Et puis « ça va aller ».

Ça va toujours aller, dans ce genre de cas. On ne dit pas aux gens que c’est peut-être la dernière fois qu’on les voit, parce qu’on ne sait pas comment on se lèvera le lendemain.

*

Chaque semaine, la médecin m’arrête une semaine de plus. Alors que j’ai tenté de contacter le travail pour leur parler, continuer à les aider dans une situation plutôt critique, je sens que tout me glisse entre les doigts. Je n’y arrive plus.

Je me saborde sous les yeux de mes colocataires.

« Il faut que tu donnes des nouvelles. Les gens m’en demandent. Souvent. »

Je sais.

« Maman aimerait bien que tu répondes à ton téléphone. »

Je sais. Je sais.

« Objection ! »

Les seules personnes qui ont des nouvelles sont ceux qui habitent avec moi et les personnages de mon jeu. En février, j’ai recommencé Ace Attorney. Je n’avais fait que le premier jeu, il y a presque dix ans de ça. Les heures de jeu filent à toute allure –elles ont le mérite de ne pas me prendre trop d’énergie, et elles m’ancrent.

« Il faudrait vraiment que tu rappelles A., elle s’inquiète… »

Mon téléphone est abandonné dans la chambre, noyé, en silencieux, j’essaie de ne plus le regarder, il m’angoisse trop. Je ne m’approche plus de l’ordinateur –maintenant que nous hébergeons mon frère, je n’ai plus de bureau ni de coin où m’installer vraiment. Je reste, assise sur le canapé, à creuser mon trou, à jouer. Ma DS est le seul équipement électronique dont j’ose m’approcher. Les personnages dans les jeux deviennent mes amis proches, des connaissances dont je sais tout, des tropes faciles à cerner. Des gens qui ne me demandent pas comment je vais, des gens qui ont leurs propres problèmes qui ont l’air à des kilomètres des miens, et que j’aide à résoudre de manière bien plus simple que les miens.
Je joue compulsivement, un jeu après l’autre, à toute allure, parce que c’est tout ce que j’arrive à faire. Au moins, j’arrive à faire ça, c’est un pas en avant, non ?

*

« Les médicaments ne fonctionnent pas. »

La phrase tombe, comme une sentence, mais sans vraiment de surprise. Après un mois allongée, à avoir réussi à me forcer pour deux grands trajets, à essayer de conserver mes interactions sociales, je suis vidée. Nous sommes mi-avril, je n’ose plus regarder mon téléphone depuis une dizaine de jours, cela fait aussi longtemps que je ne suis pas sortie.

La médecin me regarde, me jauge, évalue l’affaissement de mes épaules, la rougeur de mes yeux, le gras de mes cheveux -depuis combien de temps ne me suis-je pas douchée, je ne me douche plus, je n’y arrive plus, pourquoi me doucherais-je de toute façon ?

« Je vais vous envoyer chez un spécialiste. »

Devant moi, elle prend le téléphone. Elle fait le numéro. Et devant moi, elle prend rendez-vous, pour moi, avec un psychiatre en qui elle a confiance, pour la semaine suivante, au fin fond du XVIe arrondissement.

« Allez-y. C’est quelqu’un de bien. Il saura quoi faire. »

La semaine suivante, mon colocataire m’accompagne dans le métro, me tient l’épaule pour m’ancrer dans la réalité, et me voilà dans une salle d’attente plus grande que mon salon, avec deux cheminées, des canapés bien trop moelleux, et Fip en fond sonore.

Il est à l’heure. Il est aimable. Il m’écoute pendant vingt minutes, puis résume. Fluoxétine, duloxétine, paroxétine, prazépam, quatre molécules et pas une seule n’a fonctionné sur le long.

« On va tenter quelque chose de différent. »

Il prend le temps, m’explique, puis fait un e-mail à ma médecin en me mettant en copie.
En rentrant chez moi, je google « IMAO ».

Oh.

Je suppose que ça veut dire que je ne vais encore pas boire d’alcool pendant quelques années.

*

Le CMP est en bas de chez moi –littéralement à deux numéros de la porte de mon immeuble. En rentrant de chez la médecin, alors que je passais devant, je suis entrée impulsivement pour exposer mon cas. On m’a donné un rendez-vous infirmier la semaine suivante, où j’ai une fois de plus tout déballé.

Puis j’ai oublié.

Il faudra attendre un mois pour avoir un coup de fil.

« Vous avez déjà un suivi médical et psychiatrique dans le cadre de votre ALD, on ne peut pas vous prendre en charge. Et puis nous avons des cas beaucoup plus sérieux à faire passer en priorité. »

C’est vrai que mon cas est simple, il y a des gens dans des situations bien pires que la mienne. Je devrais être soulagée.

Je pleure quand même.

*

Les posters respirent. De mon point d’observation privilégié, allongée sur le canapé, je les regarde, incrédule. Ce n’est pas possible, c’est que je bouge, c’est ça ? J’arrête de respirer, je m’assure de ne plus bouger, mais non, ils continuent.  Un effet du vent peut-être ? Mais la fenêtre est fermée.
J’élimine les possibilités les unes après les autres mais finalement, le doute n’est pas permis : les posters sur mes murs respirent. Je vois leur corps de papier se gonfler, se dégonfler, à rythme régulier, même si je ne respire pas de la même manière.

Je détourne le regard. J’essaie de les prendre par surprise. Hop !
Mais ils continuent. Se gonflent, se dégonflent.

Bientôt, ce sont les murs entiers qui se mettent à respirer.

*

« Pourquoi je vis, pourquoi je meurs ? »

Mon subconscient a le chic pour me mettre dans la tête des chansons que je n’ai pas entendues depuis des lustres.
Les nuits sont longues, depuis les IMAO. Les médicaments ont le mérite de me tenir éveillée.

Ce n’est pas la première nuit que je passe assise sur le lit, à regarder par la fenêtre les quelques étoiles qui parviennent à percer la pollution lumineuse de la région parisienne.

Ces moments sont les pires et les meilleurs. Alors que tournent en boucle dans ma tête les paroles du SOS du Terrien en détresse, je me sens sereine comme jamais. Le silence de la nuit est comme une validation de ce que je ressens. La chaleur lourde du mois d’avril (comment peut-il faire aussi chaud en avril ?) me soulage du poids que j’ai en moi.
Rien n’a de sens. Je pourrais disparaître du jour au lendemain, et ce serait tout. Une telle libération…

La douce torpeur qui m’enveloppe n’a rien de celle de l’endormissement. De temps en temps, je pleure un peu, avec cette certitude qui s’ancre en moi.
Je vais mourir.

Je ne sais pas quand, mais bientôt.

*

J’ai perdu le compte des semaines. Elle signe à nouveau l’arrêt. Je ne retournerai pas au travail, pas cette fois encore.

« C’est long. Ça prend du temps. Gardez courage. »

Je lui serre la main, comme d’habitude. A la semaine prochaine.

*

On est le premier mai deux mille dix-huit. Demain, nous serons le deux mai deux mille dix-huit. Une date qui n’a aucune importance pour personne, un jour comme un autre, alors pourquoi ça me secoue autant ?

Demain, cela fera vingt ans qu’hide est mort.
Vingt ans.
Vingt. Ans.

Je n’ai jamais connu hide. Il est mort quand j’avais huit ans, dans un pays dont j’avais seulement vaguement la notion de l’existence à l’époque.
Je n’ai jamais rencontré hide. Je ne l’ai jamais vu sur scène. Je ne lui ai jamais serré la main.

hide n’est rien pour moi. Juste une star morte sept ans avant que je prenne conscience de son existence. Rien de plus qu’un ami imaginaire, quelqu’un que j’ai pleuré année après année, quelqu’un dont j’ai une image figée. Quelqu’un à qui je me suis confiée quand je n’arrivais plus à me confier à personne. Quelqu’un qui m’a fait me lever les matins, juste avec un solo de guitare –je déteste la guitare –oui mais c’était hide. La seule personne dont je parvienne à identifier les solos de guitare au monde.

hide n’est rien pour moi. La dernière fois que j’ai commémoré sa mort avec des amies, j’avais seize ans. Je vais en avoir vingt-huit.
Vingt-huit.
Cela fait douze ans que je n’ai pas réellement grandi sur le sujet. Impression de ne pas avoir avancé d’un iota.

Je déteste le deux mai deux mille dix-huit parce que ça fera vingt ans que quelqu’un qui était probablement une star pompeuse et déconnectée de la réalité est mort. S’il n’était pas mort il aurait eu cinquante-quatre ans. Il serait devenu un vieux con imbu de lui-même. Il n’aurait plus rien eu à voir avec la star qui déambulait sur scène.

Oui mais c’était hide. hide qui avait seulement trente-quatre ans à l’époque, hide qui répondait personnellement aux mails de ses fans, même ceux qui lui disaient simplement « bonjour » ou « bonne nuit », avec des petits mots d’encouragement.

Je n’ai jamais envoyé d’e-mail à hide.
J’ai passé des nuits à lui parler, dans une langue qu’il ne parlait pas, ne comprenait pas, dans des milieux où il ne pouvait pas m’entendre.
Il ne m’a jamais répondu.

Le deux mai deux mille dix-huit, je ne me réveille pas avant dix-huit heures, et je vais me coucher à vingt heures. C’est bien assez d’heures d’éveil pour une journée pareille.

Peut-être que le trois mai, je serai moins hantée par la moi de quinze ans qui a besoin de pleurer toutes les larmes de son corps.

Stupide hide.

*

De temps en temps, je lève les bras et je sursaute. Au bout, là, loin, il y a… des mains. Mais ce ne sont pas mes mains. Ce sont… des mains. Des mains inconnues. Trop longues, trop grandes. A qui sont elles ? Je baisse les bras, elles les suivent.
Plusieurs fois par jour, plusieurs fois par heure, je lève ces mains, les tourne, les inspecte. C’est étrange. J’effleure le canapé, je touche mon épaule, griffe mon bras.
Ce sont mes mains ?

Mais elles changent de forme devant mes yeux. Et les ongles sont si… longs ? Courts ? Puis longs à nouveau ?

Ce sont mes mains ?

Au bout de quelques jours je me rends à l’évidence. Je ne reconnais plus mes mains. Alors, de temps en temps, je les lève vers mon visage, les inspecte.
Je me rappelle qu’il y a une quinzaine d’années, une de mes plus grandes peurs était de me faire couper les mains.
Mais non, elles sont toujours là. Elles continuent à répondre à mes injonctions, même si je ne les reconnais plus.

Cela dure environ trois semaines. Et puis, à force de vérifier, de toucher, de griffer, j’admets.

Je peux tranquillement recommencer à me ronger les ongles, maintenant qu’ils ont arrêté de changer de taille quand je les regarde.

*

« Il y a trois facteurs. La dépression, l’anxiété et le sommeil. Dans votre cas, il semblerait que les IMAO fonctionnent pour le premier facteur. Maintenant, il faut que nous réussissions à stabiliser les deux autres. Pour l’instant, vous n’êtes pas assez stable. C’est normal. C’est difficile. C’est comme pour une personne diabétique : il faut trouver les bons dosages. »

Je lui serre la main.

« Gardez courage. »

En sortant, j’explique à mon colocataire que c’est un peu comme si j’avais un cancer de la pensée. Mes pensées se bouffent elles-mêmes et vont bientôt détruire mon corps si ça continue.

Il sait déjà, mais le fait que j’arrive à mettre des mots dessus le rassure.

*

« Objection ! »

Le jeu se termine sur cette dernière exclamation. Ça y est, j’ai fini Ace Attorney. Les six jeux, les deux spin-off, « Investigations » et le crossover « Professeur Layton vs. Ace Attorney ». J’ai poncé la franchise, comme on dit. Testé tous les objets, sauvegardé et testé toutes les possibilités de réponses, observé minutieusement chaque environnement.
Je connais les personnages et l’histoire par cœur. J’ai appris les dates, comme si elles avaient la moindre importance. J’ai appris certaines répliques parce qu’elles m’avaient marquée.

Il y a quelques semaines, j’ai juré par tous les diables à mon colocataire que non, jamais, je n’entrerais pas dans un nouveau fandom, j’en avais déjà assez, et que si je le faisais, ce ne serait certainement pas Ace Attorney.

Mais quand même, il faut que je vérifie… comment coïncident deux affaires, la relation entre certains personnages…

Je reprends mon téléphone pour la première fois depuis des lustres. J’accède à Internet. Je fais mes recherches. Je tombe sur Tumblr.
Il n’en faut pas plus.

Ça y est. Après Harry Potter, Gundam Wing, FullMetal Alchemist et X Japan, me voilà dans un nouveau fandom.

Je ne m’investis pas, je ne prends part à aucune conversation. Je ne fais que lire, parcourir, découvrir le canon encore plus en détail, découvrir les headcanons. Je suis simple spectatrice, mais le fandom de Ace Attorney est encourageant en soi. Passionné et tolérant. Clay Terran est en vie, Phoenix ne cesse d’adopter des enfants, et Miles a un « Nghoooh » très caractéristique qui n’a de cesse de me faire sourire.

Peut-être que j’avais besoin de ça ?

Au moins, j’ai à nouveau mon téléphone en main. Même si j’ai désinstallé les principales applications et coupé le réseau pour n’user que le wifi. Même si j’évite avec panache tous mes réseaux, c’est peut-être… Un premier pas vers l’extérieur ?

Mon colocataire se moque de moi, mais je sens que ça lui fait plaisir de me voir à nouveau discuter, et pas de manière cynique ou suicidaire. Même si ce n’est que pour parler d’Ace Attorney.

*

Il est trois heures du matin. Je viens de finir de lire une fanfiction de plus. Celle-ci faisait quatre-vingt mille mots.
Je fais le calcul rapide. Quatre-vingt mille mots en quatre heures. Vingt-mille mots en une heure. Environ trois cents mots anglais par minute. Presque mille mots toutes les trois minutes.

En anglais, il me faut bien une demi-heure pour en écrire autant. Dix fois plus de temps.

J’ai le vertige et du mal à étouffer un rire cynique. Ce calcul n’a aucun sens. Lire et écrire, ce n’est pas pareil.
Pourtant, cela me tient éveillée toute la nuit.

Même en me débattant comme un beau diable, je ne pourrai jamais écrire plus que je lis, parce que je lis trop vite, je n’écris pas assez vite, tout ça n’a aucun sens. Je n’ai aucun sens. Ma vie n’a aucun sens. On ne vit pas pour lire, on ne vit pas pour écrire.

Je suis très sereine dans ma réalisation. Cette nuit encore, je la passe à observer l’étoile que je vois de ma fenêtre, avec des chiffres dans la tête. Tous les mots que je n’écrirai pas.

Je ne peux pas me jeter de la fenêtre. Cette mort serait sale, et surtout, méchante pour qui retrouvera mon corps. Je ne veux pas que ma mort fasse souffrir des innocents.

Je réfléchis. Je suis sereine. Je n’écrirai jamais autant que tout ce que j’ai lu. Et de toute façon, ça n’a aucune importance : je vais mourir.

Quelques jours plus tard, on me prescrit des somnifères.

*

Quand le gamin de l’étage au-dessus est arrivé au bout de son précédent morceau de piano, j’étais satisfaite. Il allait enfin apprendre quelque chose de nouveau.
Quelques jours plus tard, les premières notes de la Lettre à Elise passent notre fenêtre. Enfer.

Tous les soirs, petit à petit, charcutée, la Lettre à Elise résonne. Encore plus les mercredis après-midis et les week-ends.

Mais on ne joue pas du piano à trois heures du matin. Pourtant, la Lettre à Elise résonne malgré tout dans mes oreilles. En permanence. Comme si on la jouait à côté de moi.

« Oh oui, les somnifères peuvent donner quelques hallucinations. »

Super, après les mains et les murs qui respirent, il ne manquait plus que ça. Des nuits peuplées de Lettre à Elise.

Je me sens maudite.

*

Il faut que je me coupe les cheveux. Les pointes fourchent, ils sont devenus moches. J’ai pris la sale manie avec l’angoisse de me passer les mains dans les cheveux en permanence, de tirer les nœuds, d’en faire quand il n’y en a pas, puis de tirer jusqu’à ce qu’ils partent. Des fois, je saisis la racine, et je tourne dans un sens, dans l’autre, et j’entends presque le petit « ploc » du cheveu qui se détache, un son tellement satisfaisant que je continue.

Il y a des cheveux partout par terre. Il faut que je fasse le ménage. Il faut que j’arrête de m’arracher les cheveux. Il faut que je me coupe les cheveux.

Les jours passent. Il y a de plus en plus de cheveux. Je ne fais pas le ménage. Et puis un jour, mon colocataire laisse la paire de ciseaux dans la salle de bain, et puis j’en ai marre, il est grand temps, alors je coupe les pointes. Pas long, juste les pointes, même pas cinq centimètres, juste au-dessus des nœuds. J’égalise un peu pour que la coupe soit propre. Je me passe la main dans les cheveux : tout est lisse, rien n’accroche. Voilà, c’est fait.

Mon colocataire passe l’aspirateur. Il n’y a plus de cheveux par terre. Je n’ai plus de raison d’avoir des nœuds dans les cheveux, de les tirer, de les déplanter un par un…

Même pas une heure après, je recommence à m’arracher les cheveux.

*

« Oh Christ how I hate what I have become
Take me home »

Les chansons continuent de circuler dans ma tête. La Lettre à Elise m’a un peu laissée tranquille, mais mon subconscient a vraiment le chic pour faire tourner les pires paroles au bon moment.

Je me revois l’an passé et je me demande comment j’ai pu, en un an, brûler à ce point mes ailes. Je n’écris plus, je ne dessine plus, je ne veux plus voir des gens, la simple idée de parler à quelqu’un me fait me griffer les bras à m’en arracher la peau. Alors que l’an passé, je recevais des gens chez moi, j’écrivais et dessinais à m’en arracher les tripes pour m’en servir d’encre sur le papier. J’avais un Hivemind aidant, aimant, vers qui je n’ose plus me tourner.

Je suis devenu un fantôme.

Je sais toujours que je vais mourir. Je ne sais toujours pas quand, j’ai toujours cette sensation de proximité, mais le moyen devient plus flou.

Pour oublier, je me noie dans les mots des autres. J’ai 120 onglets de fanfictions ouverts. Plus que je n’en écrirai jamais, mais ça n’a plus d’importance.

*

« Ça va aller ? »

Inspiration. Expiration.

« Ça va aller. »

C’est devenu un mantra. Le médecin l’a dit : maintenant que j’arrive à faire deux ou trois choses par jour, même si c’est juste le repas, le ménage, prendre une douche, il faut que je continue.

« C’est comme le sport, plus on fait, plus on a l’adrénaline pour faire. »

J’objecte : au cours de ma vie j’ai dû essayer au moins vingt sports différents et je n’ai jamais eu cette poussée d’adrénaline.

« Bon, peut-être que le sport n’était pas un bon exemple. »

Ou peut-être que je n’ai juste pas l’adrénaline ? Je dois me forcer, pour tout. Ma seule motivation est mon but, et je ne prends aucun plaisir à faire le chemin. Mon moteur unique ? Ce n’est pas l’espoir, ce n’est pas l’amour. C’est la culpabilité.

« Il faut faire les choses pour vous-même. »

Si je fais ça, je ne ferai plus rien…

Elle me serre la main.

« Gardez courage. »

Mais je sens que, même si c’est mon médecin traitant et qu’elle commence à me connaître, elle arrive à bout des choses qu’elle peut me dire. En sortant, je saute le pas et prends rendez-vous avec un nouvelle psychologue.

Il est grand temps que je recommence à voir quelqu’un.

*

Je déteste prendre des douches, parce que c’est toujours le moment où je réfléchis le plus. Les mots me tournent dans la tête.

Les premières semaines, je prenais une douche toutes les deux semaines. C’était tout sauf bon, mais je m’en moquais, je m’en moque toujours.

Je suis passée à une douche toutes les semaines. Et puis, au début de cette semaine, mon colocataire a passé un deal avec moi : un jour sur deux. Les autres jours, c’est son tour.

Alors je passe plus de temps sous la douche.

Les mots me tournent encore plus dans la tête. Les mots de ces derniers mois. Toujours ce besoin de canaliser, d’archiver, et surtout de faire comprendre.

Ce sont des bribes, des vagues choses dont je me souviens. Ces trois mois sont passés comme un vague rêve dont je m’éveille petit à petit, non sans mal.

Je ne me réveille toujours pas bien les matins. J’ai toujours du mal à m’endormir les soirs. Je me sens plus Serveuse automate que jamais. J’ai juste envie d’être moi, ma vie ne me ressemble pas…

Hier, pour la première fois, je suis sortie, je suis allée à un événement social, après avoir passé mon 21 juin à pleurer de ne pas réussir à sortir pour la fête de la musique.

Aujourd’hui, j’écris.

Et sans relire, j’appuie sur le bouton « Publier. »

Et toi, à quoi tu sers ?

Il n’y a pas beaucoup d’enseignants que j’ai vraiment admirés, qui ont réellement fait une différence dans ma longue scolarité. En dix-neuf ans (de la primaire à mon dernier diplôme), j’en ai vu passer, pourtant, mais ils étaient rares, les passionnés, ceux qui étaient vraiment là avec la foi et l’envie de transmettre des choses à leurs élèves. Je dois pouvoir les compter sur mes deux mains.
Remarquez, maintenant que j’ai pu apercevoir l’envers du décor, je comprends mieux les cyniques qui profitaient du système, ceux qui débitaient toujours le même cours d’année en année, ceux qui avaient totalement abandonné ou ceux qui quittaient la salle en pleurant et ne revenaient qu’au bout de deux mois. Mais même si j’aurais plein de choses à dire là-dessus, ce n’est pas le sujet aujourd’hui.

Parmi ces passionnés, ces attentifs à leurs étudiants, à la pédagogie pas toujours adaptée mais qui essayaient et surtout écoutaient malgré tout, il y a eu Mme M.

Mme M, c’était ma prof de psychologie du développement entre 2013 et 2015. Une petite bonne femme pas bien haute, pas bien grosse, plus toute jeune, mais qui avait la force de vie de tous ses élèves rassemblés.
Elle était pénible, Mme M. Elle avait ses idéaux, ses exigences de travail, parfois elle était de ces profs qui croyaient qu’il n’y avait que leur matière et donnait donc une quantité monstrueuse de travail.

Et pourtant, Mme M., c’était une des profs les plus humains que j’aie eus. Après mon burnout, quand j’ai essayé de revenir en cours et que je lui ai montré l’arrêt de travail donné par le psy, elle m’a regardée et m’a balancé d’un ton sec : « Mais qu’est-ce que vous fichez ici ?! »
Elle n’y allait pas par quatre chemins, Mme M., quand elle avait des choses à dire, elle les disait. Elle était un peu crue, des fois.

Son ton était sec, mais elle ne m’a pas engueulée. Elle m’a fait comprendre que je n’avais rien à faire là, mais elle m’a laissé faire ce que je voulais. Moi, c’était encore un peu trop tôt pour que je comprenne, j’étais dans cet état d’esprit où « je ne pouvais surtout pas rater des cours, je ne pouvais déjà plus aller travailler, il fallait que je valide mon diplôme ». Elle m’a acceptée en cours, m’a dit de prendre soin de moi. Je suis restée les deux heures.
On a parlé d’apprentissage par l’analogie, ça aussi, il faudra que je vous en parle un de ces quatre.
Bon, les cours de Mme M., c’était un peu cryptique, parfois. On sentait qu’elle voulait qu’on comprenne, mais elle partait un peu dans tous les sens, des fois, avec des notions qu’on avait du mal à saisir.
Et puis elle nous a donné des dossiers à faire, avec une consigne principale, une seule.
« Peu importe le sujet : ils doivent faire sens. »

Perplexité dans l’assemblée. Faire sens, c’est quoi ?

« Vous ne vous forcerez pas à travailler sur des choses qui ne font pas sens ; vous ne feriez que recracher mes cours, ou paraphraser des bouquins, et moi, ça ne m’intéresse pas. Ca fait des années que des élèves me font des dossiers, et ce sont ceux qui ont trouvé les sujet qui faisaient sens pour eux qui étaient les plus riches. Intéressez-moi. Trouvez ce qui fait sens. »

Ses mots ont résonné. J’étais fragile, et tout ce qu’on me disait (surtout en cours de psychologie, vous pensez), je me le prenais de plein fouet. Là, évidemment, je ne pouvais que le prendre pour moi.
Rien ne faisait sens. Ma présence dans cette salle. La situation dans laquelle j’étais.
Je n’ai pas écouté la suite du cours. J’ai cherché le sens, mon sens. J’ai pris conscience que même en ayant passé un an à faire un mémoire sur « Making meanings » deux années plus tôt, je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait vouloir dire.
Le cours s’est terminé, j’ai fui la salle en pleurant. Je lui ai dit merci, au revoir. Je ne suis pas retournée en cours du semestre. J’avais trop de choses à régler avant.

A la réflexion, déjà l’année d’avant, elle avait essayé de nous inculquer ça. Mais allez faire comprendre un truc pareil à des L2 de 19 ans avec autant de jugeotte qu’un collégien. Les élèves ont torché leurs dossiers, et voilà. (Moi, j’étais contente : ça m’a permis de justifier un travail de recherche sur le jeu de rôle dans le jeu vidéo. J’ai eu de la chance, et mon semestre a été intéressant.)

Et même en CM, elle nous parlait de sens. Elle en mettait, du sens, dans tout ce qu’elle faisait, elle. Elle ne devait pas être loin de la retraite, mais qu’est-ce qu’elle se démenait ! Elle faisait des cours de licence, de master, organisait des colloques, tenait des permanences exprès pour ses élèves (et ils n’étaient pas nombreux à le faire.)
Elle donnait tout pour ses élèves. Ce qui faisait sens, pour elle, c’était de les accompagner. C’est de loin une des profs les plus dévoués que j’ai eus.

A côté de ça, Mme M. était gravement malade. Déjà l’année d’avant, elle avait raté beaucoup de cours.
Peu de temps après que j’ai arrêté d’aller à la fac, après mon burnout, un remplaçant a pris sa relève pour la plupart de ses cours, dont les miens, pendant qu’elle assurait encore ses permanences. Pour ses élèves.
Puis, lorsqu’elle n’a vraiment plus pu, elle n’a plus assuré ses permanences.

Je n’ai jamais revu Mme M. depuis ce jour où elle m’a fait durement comprendre qu’on ne faisait que survivre quand on se forçait à faire des choses qui n’avaient aucun sens.
A la fin de l’année 2014, je recevais un e-mail de l’université : jusqu’au bout, elle s’était accroché à son sens, en essayant de nous enseigner comment trouver le nôtre. Mais moins d’un mois après sa dernière apparition à la fac, sa maladie avait eu raison d’elle.

Ce soir-là, j’allais fêter le nouvel an. Mais d’abord, j’ai pleuré.

Depuis, je cherche ce qui fait sens.

Et cette question hante mon quotidien, en permanence.

« A quoi ça rime, tout ça ? Pourquoi je fais ça ? »

Je cherche les moments où je me sens réellement en vie, et ils sont rares. Ces moments où je sens que je sers.

« A quoi tu sers ? »

On l’entend souvent, entre potes, ou on le voit sur internet : « Pfff, tu sers vraiment à rien. »

C’est désuet, et pourtant, cette idée de servir est centrale pour moi.
C’est ma vision des choses mais « servir », c’est comme « faire sens », comme « être à sa place ».

Pourtant, c’est dur de servir à quelque chose, par les temps qui courent. Ou en tout cas, c’est l’impression qu’on me donne.

« De la recherche en linguistique ? Ca sert à quoi ? »

C’est ma passion. Ca m’enrichit. Ca me permet d’en parler avec les gens, de réfléchir à l’impact de nos mots sur la société…

« C’est bien beau mais c’est encore nous qui allons payer un truc qui sert à rien avec nos impôts ! »

…ça ne sert pas à rien. Le langage est ce qui forme notre réalité. Mais ça ne se monnaie pas, non.

« Ben oui ma petite, mais faut bien que tu serves à la société pour t’intégrer ! »

Ca ne se monnaie pas, alors socialement, c’est inutile.

« Je vois bien votre profil, vous, et vous voulez bien faire, mais concrètement, vous ne serviriez à rien dans l’entreprise. Nous on veut des experts, des gens qui ont de l’expérience. »

La bonne volonté, celle de bien faire, de faire avancer les choses, ça ne sert à rien. Ca ne se monnaie pas, non plus. Ca s’admire, ça se respecte. Mais s’il n’y a pas autre chose à côté, c’est inutile.

« T’es bien gentille mais c’est pas avec tes belles paroles que tu vas faire avancer la boîte. Alors oui on écoute nos employés, mais non on ne va pas payer plus pour qu’ils se sentent mieux. Au mieux, on fera ce qu’il faut pour leur mettre de la poudre aux yeux. »

Quel que soit le milieu, toujours la même rengaine. Il ne fait pas bon être idéaliste, il ne fait pas bon vouloir se mettre au service du bien-être des gens.
Tu veux être prof et bien faire ton boulot ? C’est dommage. Les choses font que tu ne peux plus gérer tes élèves au cas par cas vu le nombre, tu ne peux pas les écouter, tu ne peux pas les accompagner. De toute façon, si tu le fais, on te tombera dessus, parents ou supérieurs. Il faut juste les fondre dans un moule, ou les laisser couler, et surtout, surtout, que le lycée ait des bonnes notes à la fin (il n’y a qu’à voir le système de notation du bac).
Tu veux aider autrui à son insertion professionnelle ? Alors pour les jeunes, n’y pense même pas. Si ce sont des élèves, tu les verras une demi-journée sur l’année, et on t’aura dicté tout ce qu’il faut leur dire. Il ne faudrait quand même pas qu’ils sortent des rangs. Des moins jeunes ? Très bien, on va te donner un portefeuille de jeunes actifs (oui, « un portefeuille », rien que le terme…), et tu auras là encore une heure par mois à leur accorder maximum, tout en leur proposant le plus de choses possibles pour t’en débarasser au plus vite. Tu voulais les écouter et leur apporter un suivi spécialisé ? Dommage.
Du chiffre, toujours du chiffre.
Tu veux que les travailleurs se sentent bien dans leur travail ? Tu ne crois quand même pas que l’entreprise va payer pour ça. Il ne faut pas exagérer, il n’y a pas d’argent à mettre là-dedans. Au mieux, on paie un partenariat avec une écoute psy, hop-là, conscience tranquille, s’ils ne sont pas bien ils savent où aller. Mais améliorer les conditions de travail, non non non. Trop d’investissement, trop de changement. Il faudrait voir à ne pas tout bousculer. Et puis, oh : tout ça a un coût. C’est plus simple de garder un turnover élevé, regarde : les salariés partent d’eux-mêmes…

Je ne parle que des milieux que j’ai fréquentés. Je ne prétends pas détenir le savoir ultime. Pourtant, après avoir discuté avec beaucoup de monde, de plusieurs milieux différents, c’est la même chose qui ressort, encore et encore : résultats immédiats, le profit avant tout, il faut de l’argent pour vivre après tout.

En politique, c’est pareil, d’ailleurs. Il ne faudrait pas songer à une politique meilleure sur le long terme : le long terme, c’est cinq ans, c’est la réelection. Après, on verra. Plus loin, peu importe. Il faut se mettre les gens dans la poche… leur argent avec.

Il y a une faille énorme dans notre système actuel. Il fonctionnerait probablement à merveille pour des robots qui carbureraient aux billets verts .
Le problème, c’est que nous sommes humains. Et la valeur de notre humanité, elle, ne se compte pas en euros.

Il faut de l’argent pour vivre, mais pas vivre pour l’argent.
J’aimerais ajouter une ligne : si l’argent aide à vivre, on a d’abord besoin de notre humanité. Sinon, à quoi bon vivre ?

Il y a servir et servir. Il y a ce « tu ne sers à rien » qu’on vous balance, parce que vous n’êtes pas bien dans les cases de la société et qu’ « on ne peut rien faire de vous ». Vous ne servez à rien parce que vous ne valez rien, dans le grand supermarché de l’emploi. On ne va pas vous acheter, vous payer à « ne rien faire ».

Et puis il y a ce « je suis là, et je sers. » Celui qui a du sens. Celui qui veut dire qu’on sert à soi, aux autres. Celui qui fait aller les gens mieux. Celui qui indique qu’on a trouvé notre place.
Ca peut être quelqu’un qui vous dit merci, ou un simple sourire.
Ca peut aussi, simplement, être ce sentiment intérieur et profondément chaleureux de savoir que ce qu’on fait, là, on le fait bien, et que quelque part, on rend les gens heureux.
Et loin des beaux discours, tout ça : On change la vie.
(Oui, j’ose Goldman.)

Je ne sais pas vous, mais je suis à cette étape de ma vie où je choisis entre servir à une société qui n’a aucun sens pour moi, qui tourne autour d’une notion qui en a encore moins, celle de l’argent… et servir à moi-même et à mon entourage, changer la vie, à petit pas, plutôt que m’enfermer dans un système qui ne fonctionne pas et qu’on voudrait rendre encore plus dysfonctionnel.

Alors peut-être que je dis ça parce que j’ai toujours connu le confort, le luxe de ne pas être vraiment dans le besoin… Mais soyons honnêtes : si je ne dois plus manger qu’un repas par jour ou moins, lequel sera constitué exclusivement de pâtes, pour pouvoir choisir le « servir » qui a du sens, je le ferai.

Je ne ferai que ce en quoi je crois.

Je ne dis pas non à un travail salarié, mais le supermarché de l’emploi s’arrête ici, pour moi. Je ne suis pas un produit sur un rayonnage, qu’on prend et qu’on jette parce qu’il est trop cher ou moins bien.
Mes expériences passées m’ont fait comprendre que toute relation implique un respect mutuel. Dans une relation amoureuse, désormais, si on me pousse à abandonner ce que je suis, je claque la porte sans retenue.
Je ne vois pas en quoi ce serait différent dans une relation de travail.
Les DRH ont le droit de se montrer exigeants dans leur recrutement, et je les comprends ; mais j’ai moi aussi le droit de me montrer exigeante quant au poste que j’occuperai, la boîte dans laquelle je travaillerai.
Salariée, pourquoi pas, mais l’entreprise a intérêt à être à la hauteur.
Et surtout, surtout, le boulot a intérêt à avoir du sens pour moi.

Ca ne va pas être facile : ce qui a du sens pour moi ne se monnaie pas. C’est l’échange humain, c’est ce soutien, cet apport, ce sourire sur le visage des gens, sans aucune autre contrepartie – car toute monétisation de cet échange lui ferait perdre tout son sens.
Je garde en moi la conviction qu’il est possible de trouver un équilibre de ce genre, même dans le monde salarial. Je dis juste qu’on n’y est pas encouragé. Il faut bien s’entendre avec ses collègues, mais pas trop (alors qu’une équipe réellement soudée ferait tellement de miracles). Il faut être proche de sa hiérarchie, mais pas trop (alors qu’enlever l’épée de Damoclès qu’elle fait peser sur nous en permanence rendrait les choses tellement plus vivables). Il faut grossir et grossir encore pour faire toujours plus de chiffres, alors que partager le marché entre de nombreuses petites entreprises rétablirait sans doute un équilibre et éviterait surtout considérablement les dérives de bureaucratie telles qu’on les connaître trop bien chez nous, celles qui annihilent toute efficacité et tout le sens lié initialement à l’entreprise

Appelez-moi idéaliste. Pas de souci. Je vois l’état social actuel : je vous comprendrai même.

Mais n’empêche qu’entre faire 35h par semaine un boulot non-précaire qui me grignote de l’intérieur, me dévore toute mon énergie, me privant au passage de mon temps libre, et surtout n’a plus aucun sens autre que « il faut bien gagner sa vie » ; et m’adonner 40 à 50h par semaine à quelque chose auquel je crois fermement, qui me donne de l’énergie au lieu de me la voler, et donne un sens tout humain à ma vie, mon choix est tout fait.

Vous savez, ce que j’ai dit, plus haut, comme quoi le langage est ce qui définit notre réalité ?
Je vous propose de redéfinir nos réalités sociales en arrêtant les abus de langages : nous n’avons pas à « gagner notre vie ».
Notre vie, on l’a, dès notre naissance. Ce n’est pas quelque chose qui se gagne. Ce n’est pas quelque chose que des gens « supérieurs » vont nous autoriser à avoir avec de l’argent. Personne n’a le droit de vie sur nous ; nous ne sommes pas des esclaves. Nous n’avons pas à être des serveuses automates. (Oui, j’ai revu Starmania dernièrement. C’est fou ce que c’est d’actualité.)
Arrêtons de « gagner nos vies ».

Nous avons le droit de vivre, pour nous, et plus que tout, nous avons le droit de donner un sens à nos vie. Un sens autre que celui de « servir » à une société qui marche sur la tête. Un sens autre que l’argent.
Parce qu’on vaut mieux que ça.
On vaut mieux qu’être des produits de consommation dans un grand supermarché de l’emploi qui n’a plus aucun sens.

Parce que notre humanité, c’est elle le sens. Et elle n’a pas de prix.

Merci pour vos enseignements, Mme M.