Voir, regarder, exister.

Aujourd’hui, au Pays des Merveilles, j’ai fait peur à une visiteuse.
C’était rigolo.

Il faut savoir que quand je suis à la vérification des tasses, j’ai tout le loisir d’admirer les gens en train de se prendre en photo. Des fois, je prends l’appareil pour eux et j’immortalise leur moment en famille.
D’autres fois, l’occasion est trop belle de m’incruster sur un selfie, alors je ne résiste pas à une petite blague.

Cette fois-ci, ma cible était une mère et ses deux enfants. Ils avaient l’air sympathique (oui, on ne va quand même pas agir si librement avec des gens qui n’ont pas l’air commode : ce serait bête de créer des mécontentements pour des bêtises) et alors que la mère avait le bras tendu avec le téléphone au bout en tentant de cadrer tout le monde, je me suis glissée à leur droite. Au début, ça ne pose problème à personne : trop concentrés sur la tâche, ils ne s’aperçoivent de rien. Puis le fils se tourne vers moi. La mère voit qu’il se tourne, lui dit de regarder l’objectif… et sursaute.
« Mais y a quelqu’un en trop ! »

Je pars en rigolant, la photo est prise correctement cette fois et je lance mon tour.

A la sortie, je tiens la porte aux visiteurs. La famille est la dernière à sortir. Je les attendais au tournant (prête à m’excuser si jamais ça les avait trop perturbés, même si ça n’arrive jamais. Les gens sont bon public pour certaines choses).
La famille sort, et la mère se plante devant moi :

« Vous n’existez pas ! Vous n’existez pas ! Vous êtes un fantôme, qui ne parle pas, qui apparaît sur les photos, c’est ça ? Mais vous n’existez pas ! »

Elle riait, et dans le contexte j’ai ri aussi. Tout tournait autour de la blague, et on s’est souhaité une bonne journée, et ça m’a collé le sourire pour une bonne heure.

Mais en même temps ça m’a fait réfléchir à un aspect de mon travail qui est fondamental, et qui est également extrêmement présent dans ma vie. Le fait qu’on me voit, et que je vois les gens, et que donc, nous existons.

A posteriori, je me dis que « Vous n’existez pas », c’est quand même quelque chose de terrible à entendre. Je veux dire, concrètement, exister, c’est tout ce que j’ai de « certain ». Je suis là, quoi. Personne ne peut m’enlever ça. Si on me l’enlève, que reste-t-il ?

Ca me rappelle la panique qu’Alice éprouve dans De l’autre côté du miroir, lorsque Tweedledee lui fait croire qu’elle n’est pas réelle et ne fait que partie du rêve du Roi rouge…

‘He’s dreaming now,’ said Tweedledee: ‘and what do you think he’s dreaming about?’
Alice said ‘Nobody can guess that.’
‘Why, about you!’ Tweedledee exclaimed, clapping his hands triumphantly. ‘And if he left off dreaming about you, where do you suppose you’d be?’
‘Where I am now, of course,’ said Alice.
‘Not you!’ Tweedledee retorted contemptuously. ‘You’d be nowhere. Why, you’re only a sort of thing in his dream!’
‘If that there King was to wake,’ added Tweedledum, ‘you’d go out—bang!—just like a candle!’
‘I shouldn’t!’ Alice exclaimed indignantly. ‘Besides, if I’m only a sort of thing in his dream, what are you, I should like to know?’
‘Ditto’ said Tweedledum.
‘Ditto, ditto’ cried Tweedledee.
He shouted this so loud that Alice couldn’t help saying, ‘Hush! You’ll be waking him, I’m afraid, if you make so much noise.’
‘Well, it no use your talking about waking him,’ said Tweedledum, ‘when you’re only one of the things in his dream. You know very well you’re not real.’
‘I am real!’ said Alice and began to cry.
‘You won’t make yourself a bit realler by crying,’ Tweedledee remarked: ‘there’s nothing to cry about.’
‘If I wasn’t real,’ Alice said—half-laughing through her tears, it all seemed so ridiculous—’I shouldn’t be able to cry.’
‘I hope you don’t suppose those are real tears?’ Tweedledum interrupted in a tone of great contempt.
‘I know they’re talking nonsense,’ Alice thought to herself: ‘and it’s foolish to cry about it.’ So she brushed away her tears, and went on as cheerfully as she could. ‘At any rate I’d better be getting out of the wood, for really it’s coming on very dark. Do you think it’s going to rain?’

Pour lutter contre l’angoisse de cette potentielle non-existence, elle rationalise, et passe à autre chose. Parce que « ça n’a aucun sens », après tout. Alors le sens, on le cherche ailleurs.

Bon, j’avoue : mes recherches pour mon master ont laissé des traces. Vous avez forcément déjà eu vent de mon mémoire sur le nonsense et l’absurde. J’y ai consacré toute une partie sur l’existentialisme, qui constitue une part importante de l’interprétation qu’on peut faire de ces œuvres. (Oui, parce que le nonsense et l’absurde, ça n’est pas autant « n’importe quoi et c’est tout » qu’on pourrait le croire au prime abord. Faites-moi confiance en attendant que je vous poste mon mémoire.)

J’avoue également que dans ces recherches, j’ai pas mal trouvé mon compte. Le côté « la vie n’a pas de sens, il ne tient qu’à toi de lui en donner un », ça me plaisait bien. Ca n’était pas facile, et j’ai mis du temps à mettre les points sur mes propres i. La quête de sens a eu un impact non négligeable sur la fin de mes études, sur mes réorientations, sur la plupart de mes choix de vie ces derniers mois, à vrai dire.

Quand je vois où j’en suis maintenant, je me dis que je n’ai pas dû me tromper trop.

Mais revenons à nos moutons. « Vous n’existez pas », donc. On est beaucoup à chercher une preuve qu’on existe. J’ai pu observer que la plupart du temps, on a surtout recours au regard des autres pour « valider » notre existence.

Ce qui me renvoie à cette extraordinaire vidéo d’Amanda Palmer (par ailleurs une très bonne introduction à son livre The Art of Asking, que j’ai commencé à traduire en dilettante, parce qu’il faut absolument que les non-anglophones de mon entourage y aient accès. Mais je vous en parlerai plus ultérieurement, je pense), sur le sujet de l’importance de voir l’autre.

(je vous vois, les anglophobes. Vous n’avez pas d’excuse : activez les sous-titres.)

Le pouvoir du regard, je le constate au quotidien. Je crois que c’est ce qui me frappe le plus dans mon travail. Au Pays des Merveilles, on nous fait comprendre dès notre arrivée que si nous sommes là, c’est avant tout pour mettre à la disposition du public un produit dont il raffole : le bonheur.

Plus j’y réfléchis et plus je me dis que ça va plus loin que ça. Bien sûr, ils sont heureux. Il y a la magie, il y a les décors, les attractions, il y a toutes les paillettes propres au Pays des Merveilles. Mais aussi, et surtout : ils existent. Dans un monde où j’ai l’impression qu’on se perd de plus en plus (en même temps, il s’agirait quand même de ne pas avoir trop de personnalité, ce n’est pas très bien vu. Mieux vaut s’effacer dans la foule et se faire oublier en suivant les routes tracées… mais c’est peut-être mon cynisme qui parle), les visiteurs arrivent à un endroit où, à chaque entrée, à chaque sortie, quelqu’un leur dit bonjour, au revoir. Leur souhaite du bien, une bonne journée. S’inquiète de ce qu’ils passent un bon séjour.

Bien sûr, tous mes collègues ne le font pas. On se lasse, au bout d’un moment, les mots et gestes deviennent mécaniques et on finit par oublier que les gens en face de nous sont… chacun une personne, en fait.

Entre deux angoisses, j’en ai un peu parlé dans cette série de tweets : au travail, je mets un point d’honneur à essayer de dire bonjour à chaque visiteur. Et je fais plus que les voir passer : je les regarde. Et ça compte tellement. Et ça va dans les deux sens.

Beaucoup de visiteurs, trop pris dans le feu de l’action, la course pour rentabiliser le prix de leur séjour en faisant toutes les attractions qu’ils ont prévues, ou simplement si lassés de s’entendre dire « bonjour » toute la journée qu’ils ne cherchent même plus à relever, me voient à peine, m’ignorent totalement quand je leur dis bonjour, quand je leur souris, les regarde.
Ca fait toujours un peu mal. Comme les cyniques qui sont persuadés d’avoir tout compris au fonctionnement de l’entreprise, certains que je fais ça mécaniquement, hypocritement, « parce que je suis payée pour ça ». Je ne leur en veux pas, mais c’est triste.
Mais il y a ceux qui, à leur tour, font plus que me voir : ils me regardent. Ils regardent le nom sur ma poitrine, s’adressent à moi directement. Ils disent, à leur tour, bonjour et merci. Me souhaitent une bonne journée, un bon courage même parfois. Ont le mot pour rire, même s’il est des fois un peu lourdingue. Il y a ceux surpris en bien, ceux qu’on voit se redécouvrir, dans un endroit où les gens sont là « pour vous » et pas « contre vous ». Ils se laissent plus aller à vivre. Et il y a les enfants, qui découvrent un endroit où, enfin, on les voit : on est là d’abord pour eux, ensuite pour leurs parents. Au Pays des Merveilles, ce sont eux qui prennent les décisions. Et nous les écoutons : beaucoup n’ont pas l’habitude d’exister à ce point, à un âge où on est facilement écrasé par l’autorité parentale et le conformisme imposé à l’école. Alors ils sourient, et ils ont les yeux qui brillent. Et croyez-moi : je n’aime pas les enfants. Mais il n’y a rien qui me certifie plus que je suis à l’endroit où je dois être que le regard émerveillé d’un enfant ou son rire quand la tasse se met à tourner.

Certains jours, je suis en forme, prête à me donner à fond. Alors, ces jours-là, je souris plus que jamais, j’accueille tout le monde pour dix, je m’applatis à terre devant les petites princesses, je fais mine d’être terrorisée par les petits pirates, je salue les petits jedis, et je plaisante avec leurs parents. Je m’adapte à toutes les langues, tâche de dire bonjour à chacun dans sa langue à lui. Je réponds en souriant, parfois même avant que la question soit posée. Et je m’éclate à faire tout ça. Et je chante en travaillant, littéralement, parce que ce n’est pas très dur de chanter dans un environnement pareil.

Et puis il y a d’autres jours, comme certains cette semaine (qui a été un peu difficile, notamment avec un déménagement sur les chapeaux de roues et des nuits de 3h maximum), où je n’ai pas la force et je me demande même comment je fais pour tenir encore debout alors que je n’ai rien dans le ventre, qu’il fait moins cinq degrés, et qu’aucun visiteur ne daigne même lever les yeux vers moi quand je lui dis bonjour. Ces jours-là, j’ai un peu plus de mal à donner.
Mais s’il y a une chose que j’aime avec ma vie, c’est que quand je suis mal, « au fond », il y a toujours des petits miracles pour me surprendre. Et ces jours-là, il suffit de quelqu’un pour me souhaiter bon courage, quelqu’un qui pose le regard sur mon nom, un sourire sincère ou un enfant qui me lance un « c’était génial ! » à la fin de l’attraction pour que je reprenne un peu de poil de la bête, pour que je tienne une heure de plus, pour que je recommence à faire des blagues aux visiteurs. Comme aujourd’hui.

Ce qui est formidable, au Pays des Merveilles, c’est que même si nous sommes des milliers à faire vivre la magie pour des dizaines de milliers qui défilent devant nous chaque jour, ce genre d’occurrence arrive. Au moins une fois par jour. Trois ou quatre fois, plus souvent. Certains jours, une fois par heure, même. Alors l’échange est constant. Si la journée commence bien, j’offre un sourire à quelqu’un qui ne l’attend pas, et je lui rends sa journée plus belle. Si une contrariété survient (et tant mon entourage proche que ma liste de followers sur Twitter savent que je me fais facilement atteindre par les contrariétés…) et que je n’ai plus la force de sourire, je passe en mode « mécanique » en attendant que ça passe… jusqu’à ce qu’à son tour, un visiteur illumine ma journée.

Ne nous mentons pas : il y a des jours où je n’ai plus trop la foi en quittant le Pays des Merveilles. Mais ses visiteurs ne perdent jamais leur capacité à me surprendre, trop souvent en mal, mais parfois en bien, et c’est ce qui fait la richesse de mon travail.

Quand j’étais enseignante, je tentais aussi de cultiver l’échange, et je sais, par certains de mes anciens élèves, que cela a fonctionné à plusieurs reprises. (C’était d’ailleurs ce qui m’avait poussée à me lancer dans la psychologie).
Pourtant, la relation était trop inégale pour que cela fonctionne vraiment, en tout cas pour moi. J’aurais des anecdotes magnifiques à vous raconter ; celui-ci qui m’annonce qu’il a dévoré le livre que je lui avais conseillé, ceux-là qui m’offrent des chocolats pour me remercier, ce dernier qui vient à la fin du cours en me demandant s’il pouvait me parler, car il ne savait plus à qui s’adresser, et qui repartait en me remerciant, et que j’étais sûre d’avoir aidé.
Mais les occurrences étaient trop faibles, pour moi, et les échanges souvent trop à sens unique. Je crois qu’au fond, plus que de la communication suivie que j’avais avec mes classes, c’était de ces relations instantanées que j’avais besoin. De ces mini-coups de foudre, disparus en un battement de cils, de ces minuscules échanges de regards, d’existence. De pouvoir rappeler aux gens, au quotidien, qu’ils sont là et qu’ils en ont le droit, et qu’à leur tour ils me le rappellent. Il me semble de plus partager ainsi, en voyant pourtant les gens moins longtemps. Et que c’est beaucoup plus équitable et gratifiant.

Ca ne fonctionnerait pas pour tout le monde. Mais pour le moment (je ne doute pas que ça va évoluer et changer : ça évolue et change toujours), je crois que c’est ça qui fonctionne, pour moi. C’est ce qui donne « du sens » à tout ça, aux paillettes et au carton pâte qui pourraient tant me déranger : les gens qui rient et les enfants qui ont les yeux qui brillent. Le bonheur des autres, et le mien.
Il me semble en tout cas que c’est ce que j’ai pu comprendre sur moi, ces derniers temps. D’une prof « Serveuse automate » (« J’veux pas travailler juste pour travailler, gagner sa vie, comme on dit… »), j’ai réussi à travers des échanges de regards à mettre un peu de sens dans tout ça.

Moi qui voulais, initialement, vous faire un article cette semaine sur les visiteurs qui me font perdre la foi en l’humanité… cet épisode d’aujourd’hui a totalement changé mes plans et voilà qu’au contraire, je me retrouve à vous faire un pamphlet de foi en l’humanité. Je suppose qu’on en a tous besoin, à un moment ou un autre.

Tout ça, c’est valable pour le Pays des Merveilles, mais c’est aussi valable partout. Je pourrais vous faire un laïus sur la robotisation des gens dans les grandes villes, sur l’absence de sourires dans le métro, sur la peur de l’autre. Mais vous avez déjà tous lu des choses là-dessus. Et même si vous ne l’avez pas fait, vous avez forcément déjà observé ça par vous-même. C’est devenu un automatisme. Pour moi aussi. Parce qu’on ne sait pas sur qui on peut tomber, il faut toujours se méfier.

Et c’est triste. Parce qu’au fond, petit à petit, on ne regarde plus, on essaie même de ne plus voir. Et à la longue, on apprend à ne plus exister.

Alors je ne peux que vous inviter à essayer d’y réfléchir.  Et, quand vous vous en sentez le cœur (il faut qu’il soit suffisamment accroché), faire plus que voir : essayer de regarder. Personnellement, ça m’a attiré des mésaventures, plein. Mais comme ça m’a aussi offert plein de bonnes surprises, je n’ai pas envie d’arrêter.

Et pour conclure cet article qui s’est avéré (une fois de plus) bien plus long que ce que j’avais anticipé, je vous renvoie aux réflexions existentialistes d’une philosophe bien connue.

Tant de libertés pour si peu de bonheur,
Est-ce que ça vaut la peine ?

[…]

Résiste, prouve que tu existes !

(Un grand merci à Elly qui a mis en pause ses activités artistiques autrement plus glorieuses exprès pour me faire passer ce fichier audio sous la barre des 2mo.)

Avant de vous dire au revoir, parce que je sais que pas mal d’entre vous ne sont pas forcément en très bons termes avec la langue anglaise, voilà la traduction du passage de De l’autre côté du miroir, issue de cette version.

– Il est en train de rêver, déclara Blanc Bonnet, et de quoi crois-tu qu’il rêve ?
– Personne ne peut deviner cela, répondit Alice.
– Mais, voyons, il rêve de toi ! s’exclama Blanc Bonnet, en battant des mains d’un air de triomphe. Et s’il cessait de rêver de toi, où crois-tu que tu serais ?
– Où je suis à présent, bien sûr, dit Alice.
– Pas du tout ! répliqua Blanc Bonnet d’un ton méprisant. Tu n’es qu’un des éléments de son rêve !
– Si ce Roi qu’est là venait à se réveiller, ajouta Bonnet Blanc, tu disparaîtrais – pfutt ! – comme une bougie qui s’éteint !
– C’est faux ! protesta Alice d’un ton indigné. D’ailleurs, si, moi, je suis un des éléments de son rêve, je voudrais bien savoir ce que vous êtes, vous ?
– Idem, répondit Bonnet Blanc.
– Idem, idem ! cria Blanc Bonnet.
Il cria si fort qu’Alice ne put s’empêcher de dire :
– Chut ! Vous allez le réveiller si vous faites tant de bruit.
– Voyons, pourquoi parles-tu de le réveiller, demanda Blanc Bonnet, puisque tu n’es qu’un des éléments de son rêve ? Tu sais très bien que tu n’es pas réelle.
– Mais si, je suis réelle ! affirma Alice, en se mettant à pleurer.
– Tu ne te rendras pas plus réelle en pleurant, fit observer Blanc Bonnet. D’ailleurs, il n’y a pas de quoi pleurer.
– Si je n’étais pas réelle, dit Alice (en riant à travers ses larmes, tellement tout cela lui semblait ridicule), je serais incapable de pleurer.
– J’espère que tu ne crois pas que ce sont de vraies larmes ? demanda Blanc Bonnet avec le plus grand mépris.
« Je sais qu’ils disent des bêtises, pensa Alice, et je suis stupide de pleurer. »
Là-dessus, elle essuya ses larmes, et continua aussi gaiement que possible :
– En tout cas, je ferais mieux de sortir du bois, car, vraiment, il commence à faire très sombre. Croyez-vous qu’il va pleuvoir ?

Et c’est sur les mots plein de nonsense de ce bon vieux Charles que je vous souhaite de prendre soin de vous… en attendant la semaine prochaine !

Le NouvoBoulo au Pays des Merveilles

Difficile de passer à côté de l’information si vous m’avez un tant soit peu suivie sur les réseaux sociaux ces derniers temps : voilà un petit mois que j’ai un NouvoBoulo. Fin novembre, je suis devenue créatrice de magie au Pays des Merveilles.
Étant donné la nature surprenante du job, on me pose régulièrement plein de questions. Il me semble donc assez naturel de vous pondre cet article pour vous en dire plus, et répondre ainsi en une fois à tout le monde.

Tout d’abord, LA question que j’ai le plus, c’est : concrètement, tu fais quoi ?

Le vrai intitulé du poste (enfin, un des postes) de créatrice de magie au Pays des Merveilles, c’est « Opératrice/Animatrice d’attraction », abrégé OAA (d’où un premier hashtag que vous avez peut être vu passer une ou deux fois, #MaVieDOAA).
Comme je n’avais pas une idée très claire de ce en quoi ça consistait, moi non plus, j’ai commencé par chercher la fiche-métier : complète, instructive, effrayante juste ce qu’il faut.

Les OAA, ce sont ces gens que vous voyez en vous demandant à quoi ils servent et en vous disant que leur boulot doit être super chiant. Ces gens qui « ne servent à rien » mais qui « font tout ». Ils vous disent bonjour à l’entrée de l’attraction, ils vous placent, ils vérifient votre sécurité, ils lancent l’attraction, s’assurent que tout fonctionne bien, puis vous disent au revoir, et recommencent.
Ça, c’est la version simple. Celle que j’avais en tête avant d’arriver. En vrai, OAA, c’est un peu plus compliqué que ça.

Mais quitte à témoigner des coulisses du Pays des merveilles, autant que je le fasse chronologiquement.

Voilà donc comment je me suis retrouvée à porter le costume d’une créatrice de magie.

La candidature

Soyons honnêtes : mon arrivée au Pays des merveilles est en grande partie dûe à un énorme coup de pot.

En juillet dernier, après l’obtention de mon dernier diplôme (celui en psychologie, quand je me centrais sur l’ergonomie et la psychologie du travail), je me suis lancée dans la recherche d’un emploi qui collerait bien avec les études que j’avais faites.
Si on récapitule mes huit ans d’études (oui, je vous liste éhontément mon CV) :
– Une licence de chinois ;
– Une licence d’anglais ;
– Une licence de psycho ;
– Un M1 de littérature anglaise en Chine (qui ne vaut donc rien) ;
– Un M1 langue, culture, entreprise de chinois avorté (qui ne vaut donc pas grand chose non plus) ;
– Un master de recherche en anglais (avec un sujet de mémoire aux petits oignons, puisqu’il parlait de nonsense, d’absurde, de Douglas Adams et de Lewis Carroll).

Bilan : de la théorie, de la théorie, de la théorie, de la recherche théorique, un stage pratique pour ma licence de psychologie mais court et peu représentatif… Et à côté, mes trop nombreuses expériences en enseignement axent mon CV sur un emploi que j’aimerais cesser de faire une bonne fois pour toutes. (Je reviendrai sur mon dégoût de l’enseignement dans un autre article je pense. D’ici quelques temps. Je ne suis pas prête, là.)
Dommage, quelque part : je ne compte plus les offres de postes d’enseignante bouche-trou, avec des horaires ridicules et qui impliquent de cumuler au moins trois contrats pour vivre, que j’ai vues passer (ou qu’on m’a même, parfois, proposées personnellement. Diantre !)

Je finis bien par trouver quelques emplois qui correspondraient à mon profil, de la conception-rédaction pédagogique, surtout. Pas inintéressant, mais je me fais refouler à l’entrée de plusieurs boîtes, après quelques entretiens, parfois pour des motifs vraiment bidons – mais c’est la loi du marché du travail.
D’autres offres, plutôt tournées vers la communication, sembleraient me correspondre. Je tente de m’auto-former, mais dans un pays où le diplôme fait foi, je n’ai guère de chance de m’en sortir sans avoir des preuves tangibles.
Je me lance dans la recherche à l’étranger, mais vise sans doute un peu haut. Rien n’aboutit.

Bref. Après des dizaines de CVs, de lettres de motivation, tous modifiés, adaptés au poste, je finis par déprimer un peu pas mal. Mes diplômes ne servent à rien, je ne sais rien faire, bouhouhou.

Survient alors octobre 2015. Mes amis m’offrent un tour dans un célèbre parc d’attractions européen. Comme c’est dans l’air de mon temps, je pars avec un CV sous le coude : manque de chance, on me demande de parler allemand.
Je ne parle pas allemand, et c’est un des plus gros drames de ma vie. J’y travaille, hein, mais Rome ne s’est pas construite en un jour et apprendre une langue, c’est long, surtout quand on le fait seul dans son coin.

Qu’à cela ne tienne. A mon retour du séjour, je décide de postuler pour un autre célèbre parc d’attractions européen qui, lui, se trouve en France et ne me demandera pas plus que du français, de l’anglais, et peut-être de l’espagnol. Et qui sait, peut-être même que le chinois sera utile. Dans tous les cas, je parlerai des langues étrangères, et c’est tout ce que je demande (en même temps, c’est tout ce que je sais faire, concrètement, sur le papier).

Je vais donc sur leur site de recrutement, et découvre qu’une « session de casting » est organisée dans ma ville quatre jours plus tard. La date limite de candidature tombe… le jour même. Il est 17h30. J’ai une soirée à 19h. Je pars à 18h30. Leurs bureaux ferment sans doute à 18h.
C’est un peu short, mais qui ne tente rien n’a rien : j’envoie en deux temps trois mouvements ce que je peux, soit un CV en anglais qui n’est plus à jour et une lettre de motivation écrite en cinq minutes sur le fil (à force d’en rédiger, on finit par acquérir des automatismes…)
Une heure après, je reçois un mail de confirmation : je suis retenue pour le casting.
Efficacité irréprochable.

Le recrutement

Quatre jours plus tard, je suis prête à affronter le monde des paillettes et des contes de fées. J’ai acheté exprès une nouvelle tenue d’entretien, car je n’avais rien sur place. Et quand j’arrive, je suis accueillie par une héroïne de mon enfance…

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Dans les hauts parleurs, des chansons un peu trop connues sont diffusées et contribuent remarquablement à détendre l’atmosphère. Nous sommes une vingtaine de participants, et des conversations que j’ai pu tenir avec chacun, nous sommes tous issus d’univers très différents.

Finalement, sur une chanson beaucoup trop entendue, les RH en charge ouvrent la session. Présentation de l’entreprise, des postes, tout est là pour nous faire envie. Ça dégouline tellement la culture d’entreprise de partout que j’ai l’impression d’être au milieu d’une étude de cas dans mes cours de psycho du travail. Mais la mayonnaise prend, les candidats sont motivés et moi aussi.

Mon entretien se passe très bien, je suis démesurément enthousiaste et quand bien même j’ai tendance à me méfier des RH comme de la peste, je réponds 100% honnêtement à toutes les questions.
« Comment de prof d’anglais on en vient à postuler dans un parc d’attraction ? »
Je lui parle de mon désarroi dans l’enseignement, et surtout de mon envie de PARLER des langues plutôt que les perdre.
« Opératrice d’attraction, ça vous tenterait ? »
Elle m’explique le boulot en deux mots. Ah ben ouais, carrément.
« Ça veut dire qu’il faut que vous soyez capable de gérer une crise dans laquelle vous avez cinquante personnes qui sont bloqués la tête en bas qui attendent que vous preniez une décision. »
AH BEN OUAIS, CARREMENT. Gestion de crise, tout ça. Laissez-les moi. (Ca ne pourra pas me faire de mal d’apprendre !)

Jeu de rôle et mise en situation, en anglais, en espagnol, je ne fais pas la fière mais je m’en sors. Elle passe à ma collègue (les entretiens se font en binômes), mais est régulièrement tournée vers moi même quand elle s’adresse à l’autre… Je prends ca comme bon signe.

« Vous aurez la réponse dans 2 semaines. »

Je m’en vais avec un bon feeling. Puis une semaine passe. Dix jours. Pas de nouvelles. Je commence mon deuil. Je monte à Paris pour les 30 ans de Retour vers le futur au Grand Rex (C’ETAIT GENIAL). Je passe par Marne La Vallée et je suis triste parce que treize jours se sont passés et je n’ai toujours rien.
Finalement, deux semaines pile, et alors que Dame Poulpette et moi allons déguster un brownie au Hard Rock Café, je reçois un coup de fil. C’est le RH en charge de la session de recrutement à laquelle j’ai participé.
Il m’annonce une embauche, non en vente, ni en accueil comme je l’avais demandé, mais en OAA. En CDI. En 35h. Pas de panique, le service logement s’occupe de me loger. Je n’aurai qu’à venir signer mon contrat, et me lancer. Je commence dans deux semaines.

CSASC2XWoAA-izdAprès ça, le brownie avait un petit arrière goût de victoire. Poulpette a même payé le champagne pour l’occasion…

Départ et premiers pas dans l’entreprise

Le week-end passe et je suis sur des charbons ardents. Finalement, le mail de confirmation arrive, m’apprenant que j’ai deux semaines de répit et ne commencerai pas avant le 21.

Je dois donc me rendre à Marne le 20, pour signer mon contrat et récupérer mon logement temporaire.

J’arrive, peste contre les RER et les tarifs abominables de la RATP, vais signer. Une personne du service logement me conduit à mon nouveau chez-moi. Par chance, il s’avère que nous sommes deux à arriver : c’est ainsi que je rencontre J., ma voisine, qui est au moins dix fois plus extravertie que moi, et a des centres d’intérêts aux antipodes des miens. Pour autant, le courant passe direct. Nous nous installons chacune d’un côté de la paroi qui nous sépare, testons l’isolation sonore des appartements, nous faisons visiter nos nouveaux antres. Puis allons faire les courses d’emménagement, qui tournent vite à l’épique.

Pour la première fois depuis un bon moment, j’ai un vrai chez moi à moi. Je n’ai pas la possibilité d’héberger des gens, mais c’est déjà un grand pas.

Le lendemain, J. et moi faisons nos premiers pas dans l’entreprise.

S’il y a une chose que le Pays des merveilles soigne bien, c’est l’arrivée de ses employés. Chaque contrat longue durée passe par trois jours d’integration, qu’ils appellent les journées Tradition.

Là encore, ça transpire la culture d’entreprise. Employés, vous allez l’aimer, votre boîte ! Tout y est : le culte d’une personne (ce bon vieux Walt), le slogan motivant (« Faire rêver c’est un métier »), le jargon type que personne, hors de l’entreprise, ne pourrait comprendre (« N’envoie pas les guests au BTM, il est en 101. Tu fais la close aujourd’hui ? On est de clearance ensemble. »), et les principes que tout bon employé doit appliquer. Demandez à n’importe qui ayant bossé dans cette boîte de vous parler des « 4 clefs ». Je suis sûre que même dix ans après ils s’en rappellent encore. Les quatre clefs sont au Pays des Merveilles ce que les tables de multiplication sont à l’école primaire.

C’est martelé, distillé, tout est fait pour que dès le départ on soit dans un bain de paillettes et qu’on ait des étoiles dans les yeux en parlant de notre boulot.

Et ça marche. Mon côté sociolinguiste est tout émoustillé, mon moi-psykoteuse-du-travail fasciné. Tout fonctionne à merveille. Il y a dans cette boîte des génies de la comm RH, des psycho-ergonomes extraordinaires, et le fait de le savoir et d’entrevoir les mécanismes à l’oeuvre n’empêche pas le coup de foudre.

On apprend à chérir notre ID (le fameux badge sur laquelle notre vie repose désormais : pour travailler, pour manger, même pour rentrer chez soi), on trésore notre Nametag (qui n’est qu’un bout de plastique avec notre nom, mais remis des mains de Sa Majesté elle-même, dans des conditions telles qu’on ne peut l’oublier).
On découvre aussi un parc qu’on va vite prendre l’habitude d’arpenter…

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Journée Tradition du 21/11 : on apprend à faire preuve de « Courtoisiiiiiiie ! »

Ces trois jours permettent également de tisser des liens avec des gens dans d’autres locations, qui font d’autres métiers. On découvre à quel point l’entreprise est vaste. A ce stade, on ne peut qu’admirer…alors on admire.
Et puis on quitte les salles de l’académie : on nous envoie dans nos locations.

Et là, c’est la baffe. En tout cas pour moi.

La réalité du métier

Pendant la formation, aucun souci : j’étais en terrain connu. J’avais effectué le métier des gens devant moi. Faire des formations, faire défiler des powerpoints, capter l’attention d’un public, je savais faire, je comprenais.

Arrivée sur le terrain, une fois mon costume essayé et enfilé, j’ai rapidement déchanté. Même en sachant en quoi le métier consistait, je n’étais pas vraiment prête.

J’ai découvert les coulisses, immenses et placées de manière tellement évidente que les gens ne les remarquent même plus. Il n’y a la plupart du temps même pas de porte entre les coulisses et la scène : pas besoin. Et moi qui pensais connaître le parc comme ma poche, j’ai commencé par me perdre copieusement. Le premier jour sur le terrain, j’ai failli ne pas manger, incapable que j’étais de retrouver le chemin du restaurant d’entreprise. (Rassurez-vous, j’ai quand même réussi à mettre la main sur un sandwich. Et même un beignet au chocolat. Et depuis, j’ai appris globalement les chemins, même si je me perds encore un peu.)

En grande championne de la théorie, je me suis soudainement retrouvée catapultée dans un monde où on réfléchit et on FAIT tout à la fois. On nous apprend à faire en même temps qu’on nous demande de faire autre chose. Occupée à surveiller des gens, il faut réciter les procédures d’urgence, appuyer sur le bon bouton, ne pas quitter ta scène des yeux et donc s’empêcher de regarder son interlocuteur… Tout ce que j’avais appris à ne pas faire.
De difficilement devenue monotâche, j’ai dû redevenir multitâche en urgence, sans trop avoir le choix. Pour mes deux attractions, ma formation a duré moins de quatre jours. Simple, rapide, efficace : maintenant, je récite sur le bout des doigts mes procédures (enfin. Il me semble que je suis capable de le faire).

Et il y en a, des procédures : vous n’imaginez pas la paperasserie que ça engendre, de créer de la magie.
J’ouvre une attraction ? Papier. Je la ferme ? Papier. Elle s’arrête ? Papier. Je dois l’arrêter ? Papier. Quelqu’un tombe ? Papier. J’arrive à la console ? Papier. Objet trouvé de valeur ? Papier, papier, et encore papier. Toujours. Tout le temps. On fait de la paperasse tout en maintenant la magie en place. On apprend à coincer le téléphone sous l’oreille, le stylo dans la main gauche à écrire comme on peut, en gardant la main sur l’arrêt d’urgence et les yeux rivés sur la scène. Ouvrir la porte, appuyer sur des boutons, dire bonjour, rester à l’affût des signaux envoyés par les collègues, répondre au téléphone, noter des choses, vérifier en permanence la sécurité, et sourire en remplissant les papiers sans que personne ne s’en rende compte.

Les premiers jours sont parmi les plus éprouvants que j’ai connus. J’ai pris conscience d’à quel point j’étais terriblement efficace dans le théorique (aucun souci pour retenir les choses tant qu’on me les disait), ou l’aspect social (aucun souci pour accueillir et renseigner les visiteurs). Et à quel point j’étais lamentable dans l’opérationnel.
J’ai eu l’impression désagréable de repasser mon permis de conduire.
De rebooter toutes mes connaissances et repartir de 0, d’être une incapable qui ne sait rien faire, comme si tout ce que j’avais fait jusque là n’avait servi à rien (ce qui est, bien sûr, totalement faux. Mais sur le coup, je me suis sentie nulle, nulle, nulle…)

En plus, l’accent est tellement mis sur la sécurité que, pour peu qu’on soit un tout petit peu trop réceptif à TOUS LES DANGERS POTENTIELS, chaque battement de cils devienne une source d’angoisse MONUMENTALE car on ne surveille plus assez.
J’avais conscience du poids potentiel de chacune de mes erreurs. Des risques pris. La phobie de la porte restée ouverte, l’angoisse des personnes en trop qui bloqueraient en cas d’évacuation… Même maintenant, avec un peu de pratique, ça ne me quitte pas encore. Je me fustige à chaque micro-erreur, qui n’en est pas vraiment une. Mes inattentions me plongent dans un désarroi profond. A la console, je passe mon temps à m’engueuler. Ca finira par passer, je ne m’en fais pas.

Bref. Psychologiquement, la mise dans le bain des premiers jours a été rude. Les journées de dix heures n’aidant pas, même si elles me permettent d’avoir trois jours libres par semaine (pas du luxe, puisqu’après ma première série de quatre jours de dix heures d’affilée, j’ai ensuite dormi quarante heures en trois jours…)

Enfin, après quatre jours assez rudes passés à moitié en salle de formation, à moitié sur le terrain… j’ai obtenu mes « permis d’attraction » (par une partie théorique via QCM ou questions ouvertes, et une partie pratique sur le terrain).
Notez bien que je suis absolument la seule à les appeler comme ça. Le terme est tout sauf officiel, mais c’est comme ça que je m’y retrouve.

Depuis, mon quotidien, c’est ça :

« Bonjour ! Bienvenue. Vous êtes combien ? Attention au départ, get ready ! Au revoir, bonne journée ! »

(Et toutes les variations possibles, selon les langues, les situations, les questions des visiteurs…)

Pour ceux qui s’interrogeraient sur la musique d’ambiance : j’ai trouvé la boucle. Elle ne dure même pas deux minutes. Ecoutez cette merveille pas stressante du tout.

Le tour durant 1mn30, et l’attente moyenne étant de 20mn, les visiteurs ne s’en lassent pas TROP. Nous, par contre…

Bon, t’es bien gentille de nous avoir déballé ta vie, mais on sait toujours pas ce que tu fais, concrètement !

J’y viens, j’y viens. Si vous avez bien regardé la vidéo, vous m’avez vue. Enfin, pas moi, hein. Mais des anciens collègues. Peut-être des qui sont toujours là (mais vu la date de la vidéo, j’en doute). En tout cas, vous avez pu apercevoir ces manteaux bleus et écharpes rouges. Voilà, moi, je suis ça.

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(Soyons honnêtes : je déteste ces rayures rouges.)

J’arrive le matin, je me change, puis je prends le bus qui me conduit à ma base.

Là, je participe au briefing, puis je je fais les procédures d’ouverture de l’attraction. Des papiers, des coups de fil à passer, des tas de choses à vérifier, des boutons à appuyer.

J’accueille les visiteurs, avec courtoisie. Je les renseigne au besoin. Je m’assure qu’ils peuvent faire l’attraction. Je surveille les enfants, rassure les parents. J’accueille les personnes handicapées qui passent par la sortie, en vérifiant leur carte d’accès, en les comptant dans mon tour suivant.

Je compte les gens, en fonction du nombre de tasses disponibles, accompagnée de mon fidèle ami, le compteur à clics. Souvent, c’est difficile, parce que les gens n’écoutent pas quand on leur dit « une tasse, deux tasses ». Ca les embête, qu’on leur pourrisse leur groove. Alors il reste des tasses vides quand on lance le tour, ou alors il y a des gens qui n’ont pas de tasse et doivent attendre le tour d’après. Les visiteurs ne comprennent pas trop que quand on fait ça, c’est aussi et surtout pour eux.

J’ouvre les portes, essaie de calmer les enfants trop enthousiastes qui pourraient tomber et se faire mal, je dis bonjour, courtoisie à nouveau. J’indique les tasses libres, au besoin.

Je fais le tour des tasses, avant de lancer. Je m’assure qu’ils ne sont pas trop nombreux par tasse, que les enfants sont accompagnés. Ca les embête beaucoup, à nouveau, quand je leur dis qu’ils sont trop, ou qu’il leur faut leurs parents, ou qu’ils ne peuvent pas faire l’attraction pour x ou y raison. Parfois, une femme enceinte va cacher son ventre pour pouvoir faire l’attraction quand même. Des enfants vont mentir sur leur âge. C’est un peu triste : une fois de plus, on ne fait pas tout ça juste pour les embêter. Mais s’il y a le moindre problème, ils vont forcément nous accuser. Alors on se protège. On est obligés. On surveille tout, tout le temps. Et on note tout. Tout le temps.

Je décide que le tour peut être lancé en toute sécurité. Alors, je l’indique à mon collègue, parce qu’on n’envoie pas un tour tout seul, il faut une validation.

J’annonce le tour au micro. Je lance le tour. Et je surveille, surveille, surveille, dans les tasses, autour des tasses, que personne ne saute la barrière, que personne ne se lève, qu’il n’y ait pas de bruit suspect, pas d’odeur, pas d’alerte incendie, pas de malaise. Je ne lâche pas ma scène des yeux, main toujours posée sur le bouton d’arrêt.

S’il y a le moindre problème, je fais des annonces au micro. J’arrête le tour. Je remplis des papiers, je passe des coups de fil, au besoin. J’évacue des gens, au besoin, même si c’est pas drôle, même si je me fais engueuler parce que c’est quand même un monde, c’est toujours en panne, y a toujours quelque chose qui ne va pas. (Et ce même si quelqu’un a fait un malaise, parce que oui. Si quelqu’un est allongé sur la scène et les pompiers à côté, c’est un problème technique. C’est quand même ma faute si l’attraction ne fonctionne pas. C’est aussi mon métier : je fais tampon. Au Pays des Merveilles, on apprend à se protéger…)

J’écoute les visiteurs, je les aide, je les renseigne dans la mesure du possible. Puis je les escorte vers la sortie, en leur souhaitant une bonne journée avec un sourire irréprochable (et le plus souvent, honnête, même si les gens ne s’en rendent pas compte).

Je nettoie l’attraction,  je vide les poubelles. Je ferme l’attraction, papiers, coups de fil. Je range ces papiers. Je note les informations nécessaires.

Enfin, j’aide à vider le parc. A renseigner les gens sur l’heure de fermeture, sur le spectacle de fermeture, sur les itinéraires à prendre.

Je participe ensuite au débriefing, puis vais prendre le bus qui me conduit à mon casier, où je me change. Fin de la journée.

 

Voilà. Concrètement, je fais tout ça. Et techniquement, tout est fait pour que les visiteurs s’en rendent le moins compte possible.

Bien sûr, je ne fais pas tout ça à la fois, d’un coup, en une journée : si j’ouvre, je vais vider les poubelles, mais pas forcément fermer. Si je ferme, je vais ranger les papiers, mais pas forcément vider les poubelles. Et si je valide le lancement de mon tour, il faudra toujours quelqu’un d’autre pour valider de l’autre côté.

Je ne suis jamais seule : il y a toute une équipe autour. Dans ces attractions, on ne peut pas être moins de deux. Et ça, c’est énorme pour moi. Pour la première fois, je fais réellement partie d’une équipe. Nous occupons chacun des postes, les uns après les autres, nous gérons notre rotation, nous écoutons ceux qui sont en charge de nos pauses, et nous répondons à nos questions mutuelles.

Grosse nouveauté dans ma vie, le vrai travail d’équipe, et dans une grosse équipe : je ne déteste pas, même si c’est souvent une autre source d’angoisses/de difficultés.
Il n’est pas toujours simple d’intégrer une équipe qui semble déjà bien formée… surtout quand tout le monde a prévenu « Attention, ça parle beaucoup ; n’en dis pas trop sur toi ». Il y a une sorte d’hypocrisie latente dans la bonne humeur globale.
Toutefois, après quelques jours, j’ai un peu compris les règles du jeu. Dire « oui oui », quand il le faut, faire les plaisanteries avec les bonnes personnes. Ne pas trop parler, être beaucoup d’accord, profiter de la bonne ambiance sans taper du poing trop fort. Au pire, avoir recours à l’agressivité passive ; mais vraiment au pire du pire. (Jusque là, je n’en ai pas encore eu l’occasion. Pas à mes souvenirs.)
L’hypocrisie, elle est partout, dans toutes les boîtes. Et je préfère être entourée de gens qui sourient et sont avenants, même si je ne leur raconterais pas toute ma vie ni ne sortirais avec eux tous les soirs, que de gens qui font la gueule du matin au soir.

J’ai donc observé. J’ai appris à me protéger (sans doute jamais assez, je reste une véritable éponge sur certains points, et ça me reviendra forcément dans la tête à un moment ou un autre), mais ça ne m’a pas empêchée de tisser des liens malgré tout. Je profite de cette bonne ambiance, qui m’aide plus qu’elle me plombe. Je conserve juste les mises en garde dans un coin de ma tête. Ma chef d’équipe a été claire quand je suis arrivée : « La première chose qu’on apprend, ici, c’est à se protéger. »
Ca tombe bien, ça faisait partie des choses que j’avais cruellement besoin d’apprendre.

Bref, presque quatre mille mots plus tard, vous l’aurez compris, tout n’est pas toujours rose au Pays des merveilles, et le métier de créatrice de magie n’est pas de tout repos.

Il faut sans arrêt jongler avec les procédures, la sécurité, la courtoisie avec les visiteurs et les collègues (quitte à verser un peu dans l’hypocrisie), les journées de travail aux horaires un peu fous, aux dates un peu folle (ce matin, ma chef d’équipe a donné le ton : « Leurs vacances commencent, c’est la fin des nôtres. »), dire adieu à sa vie sociale, et parfois faire face à des tensions épuisantes, qu’elles soient à cause de l’attraction, des visiteurs, des collègues ou de la hiérarchie…

Malgré les complaintes, une conclusion positive

C’est indéniable : ce Nouvoboulo au Pays des merveilles est une expérience extrêmement formatrice. Pas forcément « celle qui me manquait », car si elle résout certaines choses, il n’en reste pas moins qu’elle crée d’autres problèmes (ou du moins en accentue des plus anciens, tout particulièrement ceux liés à mon rythme de vie et mes troubles alimentaires).

Mais comme je le disais, tout d’abord, elle m’apprend le travail opérationnel en équipe. Un truc jamais fait auparavant. Elle m’apprend à travailler sur le terrain, par des conditions parfois absurdes (entre le bruit, les odeurs de nourriture, les musiques entêtantes, les visiteurs plus ou moins courtois, et le froid hivernal…), elle confirme et renforce toujours plus mon adaptabilité (comme si j’avais encore besoin de me prouver ça. Donnez-moi un moule, et je me fondrai dedans…)

Ensuite, elle m’apprend, comme dit plus haut, à lâcher prise sur des situations où je ne peux rien faire, et à me protéger. Deux personnes ne peuvent pas se voir ? Ce n’est pas mon problème, ça ne me regarde pas. Les gens ne sont pas contents ? J’ai fait ce que j’ai pu ; ce n’est plus mon problème, ça ne me regarde plus. J’avance. Je m’imperméabilise. Des fois je craque ; globalement, je fais attention. Petit à petit, j’arrive à gérer des petites crises sans (trop) paniquer.

Je travaille sur moi et je me remets en question. J’en apprends toujours plus sur moi, sur ce que j’aime vraiment faire, sur ce que je n’aime vraiment pas faire. Sur ce que je gère bien, moins bien. Pour, à l’avenir, réussir à cibler de mieux en mieux ce dans quoi je m’investis, que ce soit professionnellement ou personnellement. Pour pouvoir m’épanouir au lieu de m’épuiser.
Je m’écoute, aussi. Dernièrement, j’ai enfin mis le doigt sur le fait que j’ai une fâcheuse tendance à me chercher des excuses, tout le temps. « C’est pas moi, c’est parce que… » (Oui, je demeure une linguiste, et je suis mon premier cas d’étude.)
Alors certes, je viens d’arriver, je suis toujours en train d’apprendre, j’ai des excuses. Mais rhétoriquement, j’apprends à reconnaître : oui, je me suis trompée dans telle procédure. Je peux l’expliquer par le fait que je ne l’avais jamais faite avant même si on me l’avait montrée. Je ne peux pas dire « Ah non mais c’est ». Je peux juste dire « Ah oui, en effet. Je suis désolée. Je n’avais jamais mis en application avant, maintenant je saurai et ça ne se reproduira plus. » Quasi-insignifiant pour un auditoire peu attentif, mais un pas de géant pour une Lia…

Egalement, j’essaie de moins « faire semblant » qu’avant. Maintenant, je fais de moins en moins « oui oui », quand je ne sais pas. Je pose mes questions, sans honte. Même si elles sont souvent stupides. Même si je me plante régulièrement.
Ca, c’est un vrai pas en avant. Je suis contente d’être repartie de zéro, ça a mis un peu de plomb dans l’aile de mon syndrome de l’imposteur.

Je mets aussi les pieds dans une vraie grosse entreprise bien bureaucratique, qui me permet d’observer au quotidien des authentiques cas d’étude de la psychologie du travail. C’est extrêmement formateur pour mon avenir, je pense. Je réfléchis de plus en plus à le faire, ce master de psychologie du travail par correspondance. Je verrai bien, pour l’instant, je n’en suis pas là. Mais le Pays des Merveilles regorge de métiers tous très différents, alors j’essaierai peut-être de tenter ma chance. J’ai la bougeotte. J’aime bien l’idée de ne pas faire la même chose toute ma vie.

Dernier point positif, et peut-être le plus important : tous les soirs je rentre chez moi épuisée, sur les rotules, avec un mal au dos à réveiller les morts et tout sauf envie de me faire à manger… Mais satisfaite. Parce qu’aujourd’hui une petite fille m’a offert une fleur. Hier, j’ai eu un peu de barbe-à-papa. Avant-hier, une petite princesse m’a fait un bisou. Régulièrement, des enfants font des câlins à mes jambes.
Et quand je rentre chez moi, je prends le temps de discuter un peu. Je lis, je dessine. J’écris, des fois. Je ne suis pas dégoûtée des activités créatrices. J’ai peu de temps avant de dormir, mais le temps que j’ai, je ne le passe pas à me torturer en obligations, en devoirs à la maison.
Et surtout, même si me lever demeure une obligation atroce parce que j’aime beaucoup trop dormir… Je ne vais pas au travail à reculons. Et je ne suis jamais en retard.
Et ça, croyez-moi, c’est une amélioration considérable de ma vie.

Alors oui, pour le moment, j’aime bien travailler au Pays des Merveilles. Je me fais engueuler par des parents parfois, mais souvent ils me remercient. Les enfants ont les yeux qui brillent, et ce n’est pas de colère de devoir aller en cours. S’ils baillent, c’est parce qu’ils ont couru partout toute la journée, pas parce qu’ils se font ch… dans une salle de classe.
Mes collègues ne se plaignent pas trop, pas en permanence en tout cas. Ils plaisantent entre eux malgré des tensions.
Et puis, soyons honnêtes : la culture d’entreprise incroyable est aussi source de motivation. Parce que même en sachant que je suis remplaçable en un claquement de doigts, je me sens indispensable. L’Education Nationale a tout à apprendre.

Pour tous les moments où je me demande ce que je fais là, dans le froid, à attraper la mort en disant bonjour à des gens qui n’en ont rien à cirer, il y a toujours un regard émerveillé d’un petit de quatre ans, et son père qui vient me remercier. Une fois par heure, environ. Et la musique, au loin, épique. Et les décors féériques. Et les gens qui dansent.
Des choses qui ne marcheront peut-être plus dans quelques années. Je ne ferai sans doute pas toute ma vie au Pays des Merveilles, mais je suis bien contente d’y avoir mis les pieds. En plus, ça me fait plein de choses à vous raconter

(Et puis hein, au moins : MON MEMOIRE DE M2 ME SERT ENFIN A QUELQUE CHOSE !)